Netrebko triomphe à la Philharmonie
Dès la deuxième note du célébrissime intervalle de sixte majeure, le public reconnaît "Libiamo nei lieti calici" de La Traviata (Verdi) et il explose en voyant tournoyer depuis les coulisses une ample robe avec deux voiles mariant pourpre et bordeaux. Cette entrée d'Anna Netrebko noie le son de l'orchestre sous un tonnerre d'applaudissements qui ne s'interrompt que pour la première note de la chanteuse. Un frisson parcourt alors l'auditoire, les jumelles se lèvent, les mains des couples se serrent, les autres se joignent en prière. Un vacarme de bravi viendra saluer ce souvenir légendaire de Netrebko en Traviata, comme chacun des morceaux de la soirée.
Sur le grand air solo de La Traviata "E strano, è strano... Follie, follie... Sempre libera", Netrebko tourne le dos au public. Ce n'est pas pour s'adresser aux gradins derrière la scène de la Philharmonie puisque celle-ci est en configuration "frontale" (un immense voile noir recouvre l'arrière-scène, les sièges moins onéreux qui auraient fait le bonheur de mélomanes par centaines sont ainsi rapportés en avant-scène (avec les prix correspondants) ; aucune raison acoustique ne justifie ce besoin d'un mur pour renvoyer les sons : la voix de Netrebko porte bien, trop bien même dans cette salle réverbérante, pour avoir besoin d'un panneau réfléchissant). Savoir se détourner pour paraître d'autant plus éclatante face au public est une de ces astuces que connaissent les chanteurs. Netrebko en convoque une autre, tout aussi efficace, au début de la seconde partie : consciente de l'ampleur de son organe et de son incarnation dramatique, elle entame l'air "In questa reggia" (Turandot de Puccini) en se plaçant au dernier rang de l'orchestre, au niveau des percussions. Cela lui permet de sublimer le crescendo vocal en s'avançant vers le public dans la splendide robe blanche à motifs floraux de la seconde partie. Les hurlements des spectateurs qui accueillent cette prestation ne perdront pas un seul de leurs décibels. Pour être certain que la diva reçoive les preuves odorantes de son admiration, un fan trottine vers la scène dès la fin de la première partie afin d'offrir un bouquet à Netrebko. L'artiste sera bien évidemment couverte de roses, autant que de bravi à la fin du concert.
Anna Netrebko (© DR)
D'années en années, la voix de Netrebko gagne en ampleur. Elle a d'autant plus de mérite à reprendre les grands airs de bel canto dont elle a laissé des interprétations éblouissantes. Éclatant en milliards de résonances aiguës, la jeune Netrebko construisait un drame qui est toujours présent aujourd'hui, mais davantage feutré, mûri, au souffle plus concentré et moins long. La voix n'a toutefois rien perdu de son agilité pleinement ancrée, de son miracle. Elle trouve des sons à la fois limpides et rayonnant, même dents serrées. Si elle inspire davantage, elle en profite pour étirer la ligne à l'extrême. Dégustant chaque syllabe, elle s'écoute chanter et se déploie en longues résonances dans cette salle, comme si une autre Netrebko lui répondait du haut des balcons. Un tonnerre d’applaudissements assourdissants explose. Le délire est total, il atteint le chef Jader Bignamini (qui applaudit lui aussi frénétiquement) et le ténor qui s'avance pour se faire entendre, avant de faire humblement demi-tour vers les coulisses puisqu'aucun chanteur n'est nécessaire dans le Prélude orchestral de La Force du destin. Les réponses lointaines des bois et l'éclat des cuivres suffiront en effet à construire un riche dialogue oxymorique. Soucieux de ne pas réitérer son erreur (ou taquin), il se fera longuement attendre, puis appeler par le chef pour commencer "Colpito qui m'avete" (Andrea Chénier d'Umberto Giordano).
Yusif Eyvazov et Anna Netrebko (© Anne Gubian)
Dans les souffles épiques irriguant l'Ouverture de La Traviata, de La Force du destin et l'Intermezzo de Cavalleria Rusticana (Pietro Mascagni), l'auditeur pourrait demander davantage de passion à l'Orchestre national de Belgique, mais il ne saurait lui demander d'être davantage en place. Les mouvements instrumentaux sont construits avec netteté et synthèse, ménageant les effets pour exploser enfin dans la dernière pièce orchestrale, l'Intermezzo de Manon Lescaut (Puccini). Mais, lorsque cet orchestre accompagne Netrebko et qu'il part un peu trop tôt au goût de la chanteuse reprenant amplement sa respiration, elle se tourne vers le chef et lui intime de faire patienter ses musiciens. Il s'exécute. Les décalages rythmiques reviendront ainsi sur chaque air, le temps pour le chef de se souvenir que c'est Netrebko qui dirige.
Avec un vibrato toujours aussi rapide, Yusif Eyvazov montre l'agilité de sa voix en passant incessamment d'un piano voilé -parfois même voisé- à un aigu puissamment couvert, un peu cravaté (serré en gorge). Sa voix est aussi tendue que son corps et ses jambes écartées, mais le ténor sait transformer cette tension en une énergie projetée vers des aigus héroïques, qu'il parachève en lançant un poing victorieux et en soufflant de soulagement.
Yusif Eyvazov (© Charles Duprat)
La tension dramatique culmine jusqu'à l’acmé finale du programme. Netrebko et Eyvazov, Andrea Chénier et Maddalena de Coigny se tournent vers les cuivres comme vers la mort, l'embrassant, s'embrassant. Des spectateurs crient à la cantonade des bis dont ils rêvent. Netrebko offre un sublime O mio babbino caro (Gianni Schicchi de Puccini) langoureux et d'un souffle infini, que l'orchestre sait lui laisser finir presqu'a cappella. Pas en reste, Yusif Eyvazov mène Nessun Dorma (Turandot de Puccini) jusqu'à son vincero triomphal. Lorsque le couple à la ville comme à la scène revient saluer, le public toujours en délire se lève d'un bond dans une ovation unanime. La chanson Non ti scordar di me (composée en 1935 par Ernesto De Curtis sur un texte de Domenico Furnò) sera l'air ultime, interprété dans un duo dansé en se mimant des mots doux. Une large frange du public vient se presser au plus près de la scène pour mieux admirer le couple vedette, dans un vacarme continu qui salue une prestation et une carrière.
Yusif Eyvazov, Anna Netrebko et Jader Bignamini (© Anne Gubian)
Vous pourrez entendre de nouveau Anna Netrebko à Paris : dans l'Eugène Onéguine mis en scène à Bastille par Willy Decker (qui signa la légendaire production de La Traviata de Netrebko). Vos places vous attendent ici.