Un récital Degout et de couleurs : Poulenc et Ravel à Lille
Donnez-moi pour toujours une chambre à la semaine
Stéphane Degout prend la mesure de l'Opéra de Lille, dès son élégante apparition dans son costume impeccable et avec des chaussures de cuir rouge, vantées par nos voisins anglais lorsqu'il offrit récemment ce même programme au Wigmore Hall. Nous avions également eu l'occasion d'entendre à l'Athénée ce voyage animalier, exotique et émotionnel à travers les œuvres de Poulenc et Ravel (notre compte-rendu de ce lundi musical est à retrouver ici), mais c'est comme s'il s'agissait cette fois d'un tout autre programme, dans cette acoustique de l'Opéra de Lille. Un tout autre programme, mais pourtant nous avons retrouvé, les deux fois, une vérité complémentaire de ces mélodies françaises : dans l'intime chaleur de l'Athénée, aussi bien qu'avec la voix opératique lilloise, plus ample, convoquant un tempo plus lent pour remplir l'auguste lieu de résonances sourdes et d'un puissant aigu métallique. Cette voix sait se mesurer à un nouvel environnement, emportant avec elle les mélodies françaises dans un registre démesuré. Les consonnes sont davantage encore articulées, les doubles consonnes séparées d'une nette césure (cruel-le), tout comme les césures entre les mots (Incertitude, _ ô mes délices) ; sont également accentuées les diérèses (respirati-ons, séparati-ons entre deux voyelles). L'exercice passionnant de réadaptation, de recomposition des œuvres qui prennent un nouveau visage lorsqu'une voix sait les faire résonner avec leur nouvel écrin, rappelant en cela la maxime du Guépard (roman de Lampedusa adapté en film par Visconti) : « pour que tout reste comme avant, il faut que tout change ».
Stéphane Degout, en concert le 31 janvier à l'Opéra de Lille : Poulenc, Ravel - Cédric Tiberghien, piano ; Matteo Cesari, flûte ; Alexis Descharmes, violoncelle
Stéphane Degout sait déployer tout son instrument à la mesure du lieu, balayer les balcons et travées de son regard et de sa voix en dessinant le Montparnasse bohème, mais il sait aussi s'emballer dans de fulgurantes accélérations. Il joue à colin-maillard avec son pianiste dans Hyde Park, catapultant les paroles "Et l'Europe l'Europe" en bondissant : hop' hop' ! Magnifiées par une salle d'opéra à l'italienne, la vocalité et l'interprétation sont à leur comble : généreuses comme les fruits du grenadier sur lequel se pendent ensemble les cœurs Vers le Sud.
L'accompagnateur Cédric Tiberghien s'applique à illustrer les mélodies, en particulier les poèmes calligraphiques : dessinant un arc-en-ciel, la pluie, une caravane de dromadaires avec de violents contrastes aigus, martelés, acides ainsi que des graves fouettés mais aussi de petites touches délicates, impressionnistes, penché sur son piano, l'oreille presque collée au clavier. Aussi bien que les cigales est l'acmé de ce cycle, puissant comme un air de bravoure (a fortiori sur une scène d'opéra).
L'ombre de la très douce est évoquée ici
La richesse des mélodies choisies et ce cadre donnent l'impression au public d'un voyage à travers les genres d'opéra : opéra-comique brossant une palette de caractères cocasses dans L'Anguille, parodie d'oratorio moquant la philosophie religieuse de Carte postale, ciné-concert Avant le cinéma et carnaval de 1904.
La pleine lune brille sur ma tête et la rosée naissante humecte mes cheveux
La langueur de la chambre d'Hôtel, secouée par les Fagnes de Wallonie, enchaînés au quasi-Haïku du Nord (la vie mord la mort à pleine dents) mène sur l'Île de Madagascar avec Ravel pour guide. L'accostage est effectué par la pièce instrumentale contemporaine Cendres (1998) de Kaija Saariaho, un trio avec matériau musical commun à ses deux pièces orchestrales : Cristal et Fumée. L'orchestre disparu n'en laisse que ses Cendres dans cette pièce pour piano, violoncelle et flûte qui permet d'élargir les horizons sonores pour adoucir la nouveauté du langage ravélien dans les Chansons madécasses (poésies d'Évariste de Parny.).
Le lit de feuilles est préparé ; je l'ai parsemé de fleurs et d'herbes odoriférantes
Les musiciens vantent la beauté de Nahandove sur une cantilène (lente phrase musicale émue et méditative) feutrée du violoncelle, à peine ponctuée de caresses fines au piano et du piccolo acidulé. La mélancolie des contes exotiques est déchirée par l'arrivée des colons blancs. Le hurlement Aoua ! parfaitement lyrique et maîtrisé remplit l'opéra d'un volume assourdissant, avant la longue stase contemplative : Il est doux.
Maurice Ravel : Chansons Madécasses - Stéphane Degout (baryton), Michaël Guido (piano), Matteo Cesari (flute), Alexis Descharmes (cello). Amphithéâtre Bastille, 27 mai 2015.
Magnifiant cette alternance de violence et de candeur, les Histoires naturelles, toujours de Ravel mais sur les poèmes de Jules Renard, concluent le programme dans une merveille de figuralisme : la musique imite les cris et démarches des animaux. Le pianiste et le chanteur ont la précision et la richesse de couleurs idoines pour ces mélodies. Le jeu marcato (notes détachées, marquées) rend toute la pompe du Paon qui doit se marier et que Degout joue avec une parfaite ironie dans la fierté ridicule de l'animal, veillant à bien jeter son cri diabolique "Léon ! Léon !" de chaque côté du théâtre. Avec Le Grillon, il emprunte à la chaude voix d'un conteur et replonge le public en enfance par ces belles histoires animalières. La voix plonge tel le bec du cygne dans l'étendue aquatique du piano avec ses ondulations noyées de pédale. La voix vibre enfin, comme la perche du poème sous le poids du Martin-pêcheur avant la cocasse et pitoyable Pintade bossue.
Le premier bis prolonge vers l'Espagne romanesque ce voyage ravélien, avec la Chanson romanesque de Don Quichotte à Dulcinée, brave stentor révélant un amoureux transi. Le voyage se fait course effrénée dans le second bis, les Fêtes galantes de Poulenc à Vitesse grand V. Enfin, le périple fond, à l'image de la neige dans la main bien-aimée du Promenoir des deux amants debussystes.
Retrouvez Stéphane Degout dans la création événement d'Aix-en-Provence cet été : Pinocchio de Philippe Boesmans (vos places, abordables, vous attendent ici).