Soirée attendue pour un spectacle inattendu, avec Jeanne d’Arc au bûcher à l’Opéra de Lyon
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En 1934, la comédienne et danseuse Ida Rubinstein commande une œuvre tragique sur Jeanne d’Arc auprès du compositeur Arthur Honegger. Un an après, ce dernier termine son oratorio « dramatique », Jeanne d’Arc au bûcher, fusionnant tradition et modernité. Cette œuvre a notamment pour particularité les récitatifs exclusivement parlés des deux personnages principaux : Jeanne et Frère Dominique.
Pour cette représentation, qui peut, mieux que Romeo Castellucci, traiter le grand symbole religieux et politique qu’est la Pucelle d’Orléans ? On connaît le metteur en scène italien et son esthétique « provocatrice ». On se souvient de son scandaleux Sul concetto di volto nel figlio di Dio au Festival d’Avignon en 2011, où un vieillard se souillait sur scène et jetait ses excréments sur un grand portrait du Christ. Bien que l’on connaisse maintenant ses recettes créatrices, le résultat est toujours inattendu. Paul Claudel, auteur du livret et fervent catholique, avait d’abord refusé la proposition de Honegger, à cause de l’image trop sainte et trop écrasante de Jeanne d’Arc. Romeo Castellucci n’a certainement pas hésité un seul instant à s’insurger contre cette image héroïque et intouchable en faisant tomber Jeanne de son piédestal.
Audrey Bonnet dans Jeanne au bûcher par Castellucci (© Stofleth)
Avant même le début du prologue, le spectateur est confronté à son propre regard et à sa propre présence : le rideau se lève sur une salle de classe des années 1930, qui se vide de ses trente élèves filles pour laisser place à l’homme chargé de l’entretien. Pendant un temps qui semble interminable, l’homme range, nettoie et vide la classe de ses tables et chaises. Ce temps d’attente finit par mettre mal à l’aise le spectateur, qui se sent alors témoin d’une scène banale et ennuyante. On se sent comme un voyeur, observant sans but le travail inintéressant d’un homme qui ne nous intéresse pas. Mais, lentement, tout bascule : l’homme devient fou, jette presque tout le mobilier de la classe en désordre dans le couloir, enchaîne la porte et creuse le sol, du plancher jusqu’à la terre. Arrivent alors le personnel de l’école, dont le médiateur, Frère Dominique, tente de communiquer avec l’homme, qui est Jeanne – ou se prend pour Jeanne. Cette ambiguïté du personnage subsiste tout le long de la représentation, bien que l’homme se change en femme. La scénographie questionne à dessein (voir l’illustration ci-dessous) l’identité de l’individu sur scène : est-ce Jeanne, entourée de tous ses symboles de courage, de pitié et d’amour ? Est-ce un chargé d’entretien fou, schizophrène et suicidaire ? Ou bien est-ce Audrey Bonnet, personne bien réelle et entièrement nue sur une scène ? Les gestes et détails sont nombreux et peuvent alimenter de vastes réflexions pour qui veut s’y attarder. Il est néanmoins certain que Romeo Castellucci est fidèle à lui-même, laissant la scène à l’image d’un authentique champ de bataille.
Audrey Bonnet (dont le nom est inscrit sur le mur du fond) dans Jeanne au bûcher par Castellucci (© Stofleth)
Il faut alors saluer la prestation de la comédienne Audrey Bonnet, entièrement nue pendant presque la moitié du spectacle et dont l’investissement physique impressionne. On peut y ressentir tout à la fois le courage d’une héroïne patriotique, la pitié pour une pauvre enfant innocente et la folie d’un homme sans intérêt. On peut toutefois regretter la première partie où la voix est faussement grave et peu convaincante. Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie Française, incarne un Frère Dominique médiateur sérieux et antipathique, avec un ton quasi-monacal et un jeu sans superflus.
Jeanne au bûcher par Castellucci (© Stofleth)
Les spectateurs auraient pu craindre que la mise en scène ne prenne trop le dessus sur la musique. Il est vrai que la scène n’est occupée que par les acteurs. Mais c’est justement par cette absence que la musique prend toute sa place : la spatialisation des chanteurs et des chœurs, en coulisses, remplit la scène de voix, à l'image de celles que Jeanne entend, hallucinée. La qualité musicale ne souffre donc pas, particulièrement grâce aux couleurs expressives et tragiques de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, sous la direction précise et énergique de Kazushi Ono, fin connaisseur de la musique du début du XXe siècle et de la maison depuis 2008. Il semble que, pour des raisons d’espace, les Chœurs soient dans l’amphithéâtre de l’opéra et retransmis en direct et en stéréo sur enceintes. L’équilibre sonore et le naturel ont toutefois été respectés, avec seulement quelques rares et légers retards sur des attaques soutenues par l’orchestre. Telles des voix venues de nulle part, on peut apprécier les chanteurs solistes sans les voir : Ilse Eerens incarne une Vierge fort applaudie, Valentine Lemercier et Marie Karall interprètent parfaitement les lointaines et mystérieuses cloches Marguerite et Catherine, enfin Jean-Noël Briend assure ses quatre parties de ténor solo, dont certaines ne sont pas si faciles, ce qui ne paraît absolument pas.
C’est ainsi le génie de Romeo Castellucci qui permet le respect d’une œuvre, dont Kazushi Ono en est l’excellent garant, tout en lui donnant une nouvelle dimension, mêlant élan poétique et vérités historiques et actuelles, drame et grotesque.