Chiara Skerath impressionne au Musée d'Orsay
Le musée d'Orsay propose une belle saison de concerts en lien avec ses expositions. Du 27 septembre 2016 au 15 janvier 2017, c'est le "Spectaculaire Second Empire" qui est à l'honneur. Les récitals de mélodies donnés dans l'Auditorium (notamment le récital Karine Deshayes et Delphine Haidan le mois dernier, dont vous pouvez lire notre compte-rendu en suivant ce lien) résonnent avec les "peintures, sculptures, photographies, dessins d'architecture, objets d'art, et bijoux, bross[ant] le portrait de cette époque foisonnante, brillante et riche en contradictions" (dixit le musée lui-même).
Dans ce programme qui fait la part belle aux mélodies françaises fin XIXème, le pianiste Antoine Palloc propose un accompagnement régulier, impassible même et feutré, sans aucun geste inutile, sans aucun effet excessif : le dos droit, les mains presque immobiles, seuls ses doigts semblent se mouvoir afin d'offrir un son et un jeu d'une grande justesse. Ce jeu pourrait être défini comme un mezza vocce (à mi-voix) et s'accorde ainsi parfaitement avec cet effet lorsqu'il est convoqué par la chanteuse.
Les qualités de la soprano Chiara Skerath (retrouvez ici l'interview qu'elle a accordée à Ôlyrix) reposent à la fois sur son chant, sa prononciation et même son jeu dans ce récital. Son chant se définit par une douceur expressive avec un vibrato régulier, homogène, aussi rapide que doux. Elle pâme en ouvrant amplement son "fâtigué". La soprano assume ses notes avec une parfaite justesse et douceur, afin qu'elles frottent délicatement avec l'accompagnement arpégé du piano. Dans l'émotion d'un texte qui lui fait s'adresser directement au public, le vibrato et le corps même de Skerath deviennent des trilles (elle se meut rapidement de gauche et de droite). Après le vibrato et les trilles, elle montre sur le Boléro (troisième et dernière mélodie de Charles Gounod qui ouvre le concert) un haussement d'épaules boudeur, beau comme une Carmen de récital.
Dès la fin de la première mélodie, l'émotion est telle que le public éclate en applaudissements sonores. Contre ces acclamations luttent d'aussi sonores chut! indignés émanant des habitués du protocole qui interdit ce type d'interruptions entre les différentes mélodies d'un même compositeur, d'un même cycle ou bien entre les mouvements d'une même œuvre. Mais, dès la fin de la seconde mélodie de Gounod, L'Absent, les gardiens du temple abandonnent le combat et laissent se manifester l'enthousiasme sonore de la salle après chaque pièce.
Chiara Skerath (© Gerardo Garciacano)
La transition entre Gounod et Georges Bizet pour Les adieux de l'hôtesse arabe donne l'occasion au public de renouveler des applaudissements tout aussi sonores que leurs toux, véritable pandémie des publics de concert en cette saison. Or, Chiara Skerath excuse de bon cœur ces désagréments auditifs, d'autant qu'elle se met elle-même à tousser aussi fort que le reste du public. Elle révèle en effet être touchée par la maladie saisonnière, ce que son chant ne laissait aucunement présager (une belle preuve de courage pour cette cantatrice qui a tenu à ne pas annuler la représentation). La soprano est certes contrainte de se retourner entre les mélodies pour soulager sa gorge, mais elle en tire un bénéfice dans son jeu d'actrice : cela lui permet de présenter à chaque fois un visage nouveau, une mine enthousiaste, réjouie ou bien endolorie (seyant parfaitement à Lalla-Roukh : Sous les feuillages de Félicien David).
Tout au long du récital, elle continue à éblouir le public crescendo par la générosité de son jeu (au point que les applaudissements se font même entendre au beau milieu des œuvres, causant à l'interprète un trou de mémoire, bien vite comblé par le pianiste transformé en souffleur accompagnateur). Skerath, de nationalité belgo-suisse, est certes francophone et nous sommes certes à Orsay, dans le temple de l'art français pour un programme consacré à la pure langue de Victor Hugo, Lamartine ou Jules Barbier, tout cela n'interdit nullement de s'extasier devant la qualité de la prononciation et de l'articulation de cette interprète. Son chant est aussi intelligible que s'il était parlé.
Certains de ses mélismes (au sommet desquels le "Souviens-toi" dans les Adieux de l'hôtesse arabe de Bizet et Hugo) sont absolument sublimes, dans le sens premier de ce terme. En effet, cette voix éblouit en réunissant les contraires (la chaleur de l'ancrage inspiré et les résonances suraiguës rayonnantes). Les doucereuses romances de Paolo Tosti sont une belle découverte. Les attitudes de Skerath donnent de la crédibilité à l'incarnation d'un texte qui aurait sinon paru mièvre. Maîtresse de ses effets, "sans un baiser" est ralenti à l'extrême, presque suspendu dans le vide avant des sanglots (contagieux pour le public). Elle se rassure heureusement avant la dernière mélodie Avec toi.
Le concert s'achève par un mini-cycle Jacques Offenbach. Chantant Eurydice dans Orphée aux enfers, elle se mord la bouche d'une timidité délicieusement feinte, avant de mettre un index sur ses lèvres pour enjoindre le public de ne pas ébruiter ses infidélités à son mari. Suivent Les Brigands avec le Couplet de Fiorella "Au chapeau je porte une croix d'or". La chanteuse y fait de sonores bruits de succion pour embrasser le public (qui lui renvoie bientôt des baisers tout aussi sonores, avant un solo des lèvres du pianiste !). Ces morceaux (ainsi que le dernier : l'Air de Cupidon "En attirant du fond de sa cachette" lui aussi tiré d'Orphée aux Enfers), n'ont absolument rien de la délicatesse offerte dans les mélodies françaises précédentes. Le public ne boude pourtant pas son plaisir et les spectateurs rient de bon cœur à ces chansons gaguesques, tandis que le pianiste se déchaîne sur son clavier (quel contraste avec les délicats arpèges initiaux !)
Bien consciente du goût populaire et ravissant son public, Chiara Skerath convoque de nouveau Offenbach, cette fois avec La Périchole pour le bis « Tu n'es pas beau, tu n'es pas riche, Tu manques tout à fait d'esprit; Tes gestes sont ceux d'un godiche, D'un saltimbanque dont on rit. Le talent, c'est une autre affaire: Tu n'en as guère, de talent... De ce qu'on doit avoir pour plaire Tu n'as presque rien, et pourtant... Et pourtant ? Je t'adore, brigand, j'ai honte à l'avouer; Je t'adore et ne puis vivre sans t'adorer. »
Vous pourrez entendre Chiara Skerath dans pas moins de trois productions cette saison (cliquez sur chacune d'elle pour réserver vos places) : Trompe-la-mort de Luca Francesconi en mars-avril et La Cenerentola de Gioachino Rossini en juin-juillet à l'Opéra de Paris, ainsi que Don Giovanni de Wolfgang Amadeus Mozart en mars à Versailles.