Karine Deshayes et Delphine Haidan dans un récital impérial au Musée d'Orsay
En l'espace d'une semaine, le public parisien a eu le privilège d'assister à cinq récitals donnés par cinq artistes tout aussi à l'aise sur les plus grandes scènes d'opéra que dans la forme plus intime de la mélodie avec piano. Après le récital Dmitri Hvorostovsky (revivez son retour à Paris dans notre compte-rendu détaillé en cliquant ici), le très émouvant récital DiDonato (notre chronique est ici), la fantas(ti)que Cecilia Bartoli au Théâtre des Champs-Élysées et juste avant le récital Barbara Hendricks, c'est Karine Deshayes qui remplit l'auditorium du Musée d'Orsay, en compagnie de Delphine Haidan. Le programme est composé de mélodies de salon (adjointes de quelques exemples de l'équivalent allemand que l'on nomme lieder), datant presque toutes de la seconde moitié du XIXe siècle et en particulier de la période allant de 1852 à 1870. Ce choix chronologique n'est pas un hasard : il résonne avec l'exposition actuellement au Musée, intitulée "Spectaculaire Second Empire".
La soirée commence avec deux duos de Brahms. Le morceau intitulé La Sœur montre en effet leurs liens vocaux presque familiaux, tant les deux chanteuses marient leurs voix égales. Mais, dès La Mer, elles se différencient nettement et nous rappellent que la voix de mezzo-soprano est entre la voix de soprano (vers laquelle s'élève Deshayes) et la voix de contralto (dont Haidan convoque le drame fort en gorge). Troisième acteur de la soirée, le pianiste François Chaplin apporte, tout au long du concert aux chanteuses et à la musique, l'une des premières qualités demandées à un accompagnateur : la constance. Son engagement est visible, il inspire, expire et articule avec le chant. Cela étant, il se fait lui aussi remarquer par moments, notamment lorsque le rythme accélère et qu'il frappe avec force les pédales de son clavier. Le claquement puissant de son talon sur le parquet n'a rien à envier à un danseur de flamenco ou à Fred Astaire.
Deshayes se plonge ensuite tristement Dans la nuit, duo de Schumann, le sourcil froncé, la tête avancée et penchée. La conséquence est tout d'abord de rendre sa voix sourde et d'une justesse imprécise (les notes sont un peu trop basses). Mais, grâce à son métier, elle parvient à retrouver rapidement une assise vocale et une communion avec Haidan qui la rejoint. L'union des deux interprètes est telle que leurs têtes penchent l'une vers l'autre, au point de se coller dans le second duo de Schumann Ainsi brillait le soleil. Dès la fin de ce mini-cycle, les artistes sortent sous de premiers bravi et elles alterneront alors les morceaux en solo et en duo dans de nombreux allers et retours entre la scène et les coulisses.
Karine Deshayes (© Aymeric Giraudel)
Seule, Delphine Haidan offre Oh quand je dors de Liszt avec une voix dramatique dans tous ses aspects : davantage vibrée, résonnant dans les graves, douloureuse avec des consonnes hachées et des voyelles assourdies. Ce parti-pris s'accorde certes difficilement avec les passages graves du registre de la mezzo, qui tente alors de s'appuyer sur une voix de poitrine qui appartient davantage au registre de contralto. Toutefois, son médium et ses aigus acquièrent dès lors une chaleur expressive et le verdict implacable du public tombe : ravi, il inonde la chanteuse d'applaudissements et de bravi très sonores. Sur L'Île inconnue de Berlioz, Karine Deshayes prend sa place sur scène et, à l'exact inverse de sa camarade, remplit d'harmoniques aiguës puissantes l'auditorium, ce dès le médium de sa voix et dès la nuance mezzo piano. Elle sait passer, à l'envie, de ce son riche et sonore à un filet de voix tout aussi concentré et audible. Les deux chanteuses se rejoignent sur la "Nuit paisible", duo nocturne extrait de Béatrice et Bénédict de Berlioz. Même leurs mimiques sont en harmonie. Le public halète de rire et de plaisir lorsqu'elles minaudent ensemble, avec exactement la même bouche pincée lors des plaisants intermèdes du piano sur la Pastorale de Saint-Saëns. La vocalité de la dernière œuvre de cette première partie El desdichado du même compositeur français est très travaillée. De fait, la langue espagnole est parfaitement inintelligible et la légèreté ibérique passe certes à la trappe, mais le volume est aussi généreux que la paëlla d'une fête de village. Le public offre un triomphe digne d'une Corrida.
Delphine Haidan (© DR)
Après l'entracte, Delphine Haidan passe de la douleur retenue sur le bord des lèvres à la puissance exubérante à bouche grande ouverte et à gorge déployée dans la Lithanie de Schubert. Puis, le pianiste enchaîne seul un impromptu du même compositeur, ce qui offre un nouveau moment de repos aux chanteuses. L'accompagnateur montre sa dextérité et le lié de son jeu. Il donne même une illustration de la "3ème main", cette technique par laquelle le pianiste joue la basse avec la main gauche, la mélodie avec la main droite mais semble y adjoindre une 3ème main (en fait les doigts gauches de la main droite et droits de la main gauche) qui joue le contre-chant au centre du clavier. François Chaplin doit être un habitué de la musique de Chopin, qui a érigé cette technique en art.
Les chanteuses reparaissent alors avec confiance et candeur pour assumer le cliché absolu de deux pièces de jeunesses de Massenet puis des Filles de Cadix de Léo Delibes avec son lot de lalala et de castagnettes. Le ton redevient inspiré avec le balancement des gondoles mélancoliques de Venise et Le Soir de Gounod. Le programme se conclut avec trois airs d'opéra signés Offenbach : "Ô mon cher amant, je te jure" extrait de La Périchole, "A minuit sonnant" tiré de La Vie parisienne, enfin le tube en duo féminin qui entraîne une éruption de joie du public "Belle nuit, ô nuit d'amour" (que vous pouvez également entendre actuellement à l'Opéra Bastille dans Les Contes d'Hoffmann : vos places vous attendent ici).
Karine Deshayes chantera en mai le rôle-titre d'Alceste de Gluck à l'Opéra de Lyon : suivez ce lien pour réserver vos places sur Ôlyrix !