Retour triomphal à Paris pour Dmitri Hvorostovsky
En Russie, la formation des chanteurs met un accent particulier sur le répertoire de la mélodie pour voix et piano, plus intime que l'opéra mais non moins éloquent. Les grands chanteurs russes lyriques sont habitués aux récitals (d’ailleurs, les quatre compositeurs mis à l’honneur en cette soirée sont reconnus à la fois des amateurs d’opéra et de mélodie).
L’ambiance dans la salle avant le début de ce récital est particulière. Le public se réjouit à l’avance de retrouver ce chanteur trop souvent et trop longtemps éloigné des scènes ces derniers temps (nous vous faisions part de notre attente pour ce retour, parmi les interruptions d’autres chanteurs, dans notre article à lire en cliquant ici). Dès l’entrée du chanteur, le public applaudit mais pousse aussi les soupirs soulagés qui accompagnent les retrouvailles d’un vieux camarade. Dmitri Hvorostovsky, aussi élégant et le col de sa chemise autant ouvert que d’habitude, paraît d’abord concentré, fermé. Mais aussitôt après un premier salut, il offre un sourire radieux. Gâchons d’ailleurs immédiatement tout suspense : ce retour sera un triomphe et un bonheur visible pour le chanteur qui finira le concert avec un sourire jusqu’aux oreilles et en se frappant le cœur de joie.
Toutefois, sans doute à cause de l’émotion électrique suscitée par ce retour, la première mélodie est tout sauf rassurante. Elle est l’occasion pour Hvorostovsky de s’échauffer en une sorte de rampe de lancement (la voix y est sourde, étouffée, serrée de la cravate, la tête est penchée vers le bas puis rapidement secouée, la bouche déformée de côté et les inspirations forcées et très bruyantes). Après cette mélodie À Molly, la première des cinq œuvres de Glinka qui ouvrent le concert, toute la puissance dramatique du baryton reprend ses droits dans le mélancolique Qu’il est doux d’être auprès de toi. L’inquiétude du public est dissipée pour laisser place au ravissement. D’abord renfermé, Hvorostovsky prend rapidement confiance, y compris physiquement : il relâche le piano qu’il agrippait, met sa main sur son plexus, se penche vers le public avant de regarder vers le lointain. Rassurant dès ce début et tout au long du concert, le pianiste est appliqué, il cherche les résonances et détache chaque note, comme s’il jouait une fugue de Bach. Même ses trilles et ses rallentendo sont parfaitement réguliers et homogènes.
Dans la troisième mélodie, Ne dis pas que ton cœur s’afflige, Hvorostovsky raconte une histoire nostalgique. Ralentissant l’allure, il offre, avec ses graves coutumiers, une richesse de résonances et d’harmoniques presque suraiguës qui enrichissent les menaces de sa voix et tournoient dans le dôme du théâtre. L’avant-dernière pièce de Glinka investit un registre encore plus grave, voire terrifiant dans les moments où le chanteur penche la tête de côté pour souligner son affliction dans une résonance sourde. Le Doute voit Dmitri balancer d’un côté à l’autre puis tendu vers l’arrière. Il est tout aussi expressif et audible quand il chante du bout des lèvres, les yeux presque clos. Les applaudissements nourris qu’il reçoit après chaque mélodie deviennent des bravi après cette pièce et les artistes offrent un premier salut. La dernière chanson de Glinka est un Boléro allant et lié, presque piqué. Nul ne pourrait dire que la voix de Hvorostovsky deviendrait alors légère ou guillerette, tant elle conserve son ancrage et cette réverbération caverneuse. Toutefois, la ligne mélodique montre alors toute la souplesse dont est capable le chanteur, sans se départir aucunement de son autorité.
Dmitri Hvorostovsky (© DR)
Les mélodies de Glinka racontaient des histoires, celles de Rimsky-Korsakov sont davantage lyriques avec de longues tenues vibrées dans le médium. Sur les collines de Géorgie, Hvorostovsky se plaît à retenir le tempo autant que son souffle le lui permet (c’est-à-dire infiniment). Parfaitement suivi par son accompagnateur qui attend la moindre de ses langueurs, le chanteur prend plaisir à savourer chaque consonne avant d’offrir ses voyelles fort vibrées. Il respire aussi peu souvent pour les passages menus des chansons que dans les grands aigus forte comme ceux de Oh, si tu pouvais un instant. Racontant davantage, Au bord de la mer enchaîne son texte, mais pour mieux interrompre subitement la narration par une note de bravoure. Ce n’est pas le vent est une berceuse, toujours aussi puissante dans la douceur et la chaleur. Que t’importe mon nom ? est recueilli et méditatif comme un Ave Maria. Cette ligne régulière est une occasion particulière d’admirer l’homogénéité de cette voix, sonore sur tout son registre, sans aucun soufflet. Concluant le cycle Rimski, L’alouette chante plus fort que jamais (en effet), accélère dans une chevauchée vocale qui met en avant l'agilité de sa voix et la dextérité virtuose dans la prononciation du russe. Avant l’entracte, le héros de la soirée est rappelé au salut par les clameurs du public.
Les mélodies de Tchaikovski se rapprochent davantage de petits opéras. Elles mettent en exergue la continuité soyeuse de la voix, la tenue d’un discours avec une progression tout au long des morceaux. Les aigus projetés du baryton y rayonnent vers le ciel avec d’autant plus d’éloquence qu’ils sont l’acmé d’un propos. Le chanteur joint ensuite les mains en prière, décroche presque la voix, délaisse les échos graves pour un son rempli de souffle, mystérieux, les yeux écarquillés. Son médium est à ce point incarné qu’une note confortable pour un baryton devient avec Hvorostovsky un son de bravoure.
Le chanteur russe a une prononciation exemplaire de sa langue maternelle. Si l'élocution en allemand n’est pas aussi parfaite, elle est toutefois pleinement intelligible et respecte la musique de la langue. Surtout, le sens des mots est incarné : Hvorostovsky vit la Sehnsucht germanique, cette nostalgie introspective. Il multiplie les anticipations et les retards expressifs dans le cadre de la ligne tenue et maîtrisée. Les aigus fatiguent un peu en cette fin de concert mais ce n’est pas là que réside la beauté sublime de ces lieder (version allemande des mélodies pour piano et voix). Les douces et infinies tenues entendues ce soir-là valent bien tous les contre-uts héroïques des ténors au monde.
Après la standing ovation que le public réserve à cette prestation d’exception, Hvorostovsky offre pour bis le Credo de Iago tiré d'Otello (Verdi). Véritable offrande faite au public, le chanteur y résume en moins de cinq minutes une carrière inoubliable, s’achevant dans un rire déployé. Avec un tel applaudimètre, il aurait sans doute prolongé le concert jusque tard dans la nuit, mais, d’un geste de la main, il donne rendez-vous au public lors d’une prochaine occasion, afin de ménager ce retour. Pas l’ombre d’un reproche n’émane des spectateurs, éblouis et emplis de gratitude.
Ci-dessus, la version de ce bis donné au Japon il y a 13 ans avec le même pianiste
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