L'Opéra de Quat'Sous au TCE, l'Authenticité absolue du Berliner Ensemble et la puissance de Bob Wilson
Une foule des grands soirs se pressait au Théâtre des Champs-Élysées pour assister à L'Opéra de Quat'sous. Bien avant l'ouverture des portes, le trottoir pourtant large de l'Avenue Montaigne débordait d'une masse compacte et infrangible d'enthousiastes. Certes, les interminables contrôles de sécurité que subissent tous les amateurs de spectacles depuis des mois ralentissent le flux du public, mais là n'est pas l'unique raison. Nombreux étaient les déçus qui n'avaient pas trouvé de place et en demandaient une, parfois avec des affiches amusantes faites maison (dessins et ombres chinoises représentant le metteur en scène Robert Wilson, pancartes gothiques stylisées, parmi les simples feuilles blanches sur lesquelles étaient marquées "Cherche place"). L'attente était à la hauteur de l'événement : un Opéra de Quat'Sous, dans la mise en scène de Robert Wilson, au Théâtre des Champs-Élysées en partenariat avec le Théâtre de la Ville (qui construit un véritable cycle de représentations avec le Berliner Ensemble de Bertolt Brecht composé de plusieurs événements chaque année, depuis 7 ans). Disons-le tout de suite, les attentes ont été comblées.
Le Berliner Ensemble a été fondé par Bertolt Brecht lui-même. Il est donc l'Authenticité pour L'Opéra de Quat'sous. Cela étant, dans l'esprit d'ouverture populaire du théâtre d'avant-garde, cet Ensemble est bien loin de tout conservatisme ou bien d'un rôle de gardien du temple. Une qualité absolue saute tout d'abord littéralement aux oreilles : la prononciation allemande est parfaite, du début à la fin et pour chacun des personnages, sans exception aucune. Elle est même plus-que-parfaite puisque ce n'est pas n'importe quel Allemand qui est offert mais une langue populaire des cabarets bien plus incarnée que ressuscitée. En parfaite symbiose de l'articulation et de la prosodie germanophone, le jeu d'acteur fascine au point que même un spectateur qui ne parlerait pas un mot de la langue d'outre-Rhin comprendrait le sens des paroles et le ton que lui donne chaque personnage.
L'Opéra de Quat'sous par Robert Wilson (© Barbara Braun)
Les visages des acteurs du Berliner Ensemble usent allègrement du fond de teint blanc, permettant de capter la lumière, mais l'effet reste extrêmement puissant : il s'inscrit dans le projet de Brecht de toujours rappeler au spectateur qu'il est au théâtre, il renforce les mimiques proches de la pantomime qui font toute la véracité de ces visages de clowns. Enfin ils s'inscrivent dans l'absence totale de couleur du plateau et des costumes (tout le monde est tout en noir, avec d'infimes touches de blanc pour un col, ou bien la robe de mariée de Polly et le lit de Mac, qu'ils abandonnent bien vite). Ce noir omniprésent avec ces touches de blanc font ressortir à l'extrême la subtilité et la puissance des effets de lumières de Bob Wilson. Les seules touches de couleurs sont en effet réservées au fond de scène, un grand panneau de couleurs pures variant le blanc écru et le bleu pastel. Les inventions scéniques sont en nombre limité, touchant ainsi à l'évidence expressive : des lampes à gaz descendent du plafond pour figurer un bouge. Des bandes rouges traversant la scène s'élèvent du sol pour former un escalier dans la maison close qui mène au 7ème ciel comme à l'échafaud. Une potence devient lieu de triomphe final de Mac.
Ursula Höpfner-Tabori (Une vieille prostituée) et Christopher Nell (Mac) (© Barbara Braun)
C'est tout une réinvention des codes et des pratiques de l'opéra à laquelle nous convient l'auteur Brecht et le compositeur Kurt Weil. L'Ensemble du Berliner et le metteur en scène Bob Wilson ont pour principe de montrer et de renforcer cette réinvention. Ils dévoilent au spectateur la pièce et son envers, les gestes sont expressionnistes pour révéler des intentions franches, les acteurs sont souvent mis en avant scène, devant un rideau noir baissé pour s'adresser directement au public et lui donner une explication sociale des rapports de forces. Cette réinvention passe aussi par des effets très terre-à-terre, notamment une amplification sonore par micros et haut-parleurs, dont le son était toutefois trop fort. Outre les voix sonorisées, des sons ou plutôt des bruitages à la Tex Avery sont projetés en même temps que les acteurs miment des grincements de portes, des coups de ventre et de fessiers, le claquement de bottes policières et de talons aiguilles. Ces effets de bruitages doivent être parfaitement calés avec les gestes qui les accompagnent, sans quoi (et ce fut parfois le cas), l'effet est raté, voire passablement ridicule. Mais c'est peut-être là aussi que se révèle l'esprit même de Brecht : montrer au spectateur qu'il est au théâtre, une production imparfaite comme la vie.
L'Opéra de Quat'Sous est une autre vision du théâtre, et même de l'Art ainsi que des rapports sociaux. Il est également une nouvelle vision de la musique, plus populaire et libre. C'est pour cette raison que "L'Orchestre de l'Opéra de Quat'Sous" (nommé ainsi car il est L'Orchestre dédié à cette pièce) est tourné vers la scène : ils ne suivent pas un chef mais se sentent ensemble pour accompagner les chanteurs (le travail de direction musicale avait été mené en amont par Hans-Jörn Brandenburg et Stefan Rager). Les instruments changent de l'effectif orchestral traditionnel des fosses comme des cabarets, avec l'adjonction de banjo, guitare hawaïenne, harmonium, bandonéon, glockenspiel. Ils sont tout en contrastes (allant jusqu'à l'association d'une grosse caisse tonitruante enregistrée et d'un célesta pianoté du bout des doigts). Joués avec une musicalité débordante ils rendent un style purement populaire. Le piano bastringue est magnifiquement faux et décalé avant d'émouvoir dans un étouffement de sourdines. Les clarinettes grincent et canardent, les trompettes éclatent dans l'aigu ou grognent dans le grave avant de parler grâce au jeu avec sourdines.
Christopher Nell (Mac) et les acteurs de L'Opéra de Quat'sous par Robert Wilson (© bearbeitet)
Il fallait écrire une musique susceptible d'être chantée par des acteurs, donc des musiciens amateurs. Mais ce qui apparut d'abord comme une limitation s'avéra, au cours du travail, un enrichissement considérable. (Kurt Weil, 1929)
Concernant les acteurs-chanteurs, une première évidence saute littéralement aux yeux : le théâtre de Brecht est ouvert à tous. Il accueille la diversité physique du monde réel, avec tous les corps sur scène : jeunes, vieux, grands, petits, émaciés, généreux, chauves, perruqués, sensuels, défraîchis... Commençons notre tour d'horizon (que nous aurions tant souhaité exhaustif) de ces artistes avec Christopher Nell qui incarne le personnage de Mac, dans une version androgyne aux courts cheveux blonds (insistant sur la faiblesse humaine, trop humaine derrière l'assurance affichée de ce chef de gang "Mackie-le-Surineur"). Il commence le spectacle de dos, avec une voix travaillée comme sortie du pavillon d'un gramophone, rappelant un spectacle de transformiste. Avec l'accompagnement de l'accordéon et sa voix narrative puis langoureuse, on est comme propulsé dans un cabaret allemand des années 1930. Il est accompagné de ses cinq sbires, aux voix aigres et dont les corps filiformes multiplient les poses ondulantes. Un sixième acolyte les accompagne, un Punk à la crête verte et à la voix gutturale très grave.
Johanna Griebel joue une Polly Peachum candide, béate de joie dans les premiers temps de son mariage avec Mac. L'effet est d'autant plus saisissant quand elle passe de sa voix aiguë et souriante à un grondement de poitrine qui domine les hommes de main de son nouveau mari. Ces variations de jeu sont aussi efficaces quand elle chante, passant d'une voix de soprano vibrée à une voix presque mâle.
Jürgen Holtz prend un accent Yiddish bluffant pour incarner Jonathan Jeremiah Peachum, le roi des mendiants. Sa voix de vieil homme presque chevrotante a tout de même l'assurance de l'usurier veule qui cherche à s'enrichir par tous les moyens. Son chant ressemble à une voix de récitant hébraïque. Sa femme Celia Peachum incarnée par Traute Hoess est généreuse en jeu comme en voix.
Traute Hoess (Celia Peachum), Johanna Griebel (Polly Peachum) et Jürgen Holtz (Jonathan Jeremiah Peachum) (© Lucie Jansch)
Axel Werner est le chef de la police Tiger Brown avec un visage émacié, long comme un couteau. D'un teint blafard et d'une démarche qui rappelle les films muets (notamment expressionnistes allemands dans les postures éloquentes), il ressemble à s'y méprendre au vampire Nosferatu de Murnau. Sa voix glace le sang, jusqu'à ce qu'il se révèle être un ancien camarade de guerre de Mac, donc son allié. Il assume alors d'étonnants mouvements guillerets.
Nous aimerions pouvoir faire un article sur chacun des acteurs et sur la manière dont ils vivent et rendent chacun des personnages, jusqu'aux rôles sans paroles. Notons toutefois un dernier exemple. Dans les toutes dernières minutes de la pièce, alors que Mac a déjà la tête dans le nœud d'une corde sur l’échafaud, le Messager (Gerd Kunath) arrive drapé d'une interminable toge rouge pour annoncer, comme par miracle, que Mac est gracié. Cette fin ridiculise volontairement les pièces de théâtre et les opéras traditionnels dans lesquels des Deus ex machina, littéralement des Dieux sortis de la machine arrivent de nulle part pour résoudre les situations comme par magie. Le plus beau rideau de scène jamais vu, d'un velours des plus riches et clinquant descend alors et se referme sur l'intrigue. Ce rideau qui répond au luxe de la robe du Messager nous rappelle une fois de plus, par son excès ironique, que tout cela n'est qu'un spectacle qui doit servir à ouvrir les yeux sur notre société.
Bertolt Brecht aurait été ravi que vous partagiez votre vision de cette pièce en commentaires...