Philharmonie de Paris : un véritable dialogue baroque-contemporain entre Bach et Zimmermann
Avant même l’entrée des musiciens de l'Orchestre de Paris, la scène raconte le spectacle à venir : face aux timbales classiques et derrière les contrebasses, le public s’étonne de voir une batterie de cymbales, des vibraphones, des gongs, des cloches et surtout une croix de trois mètres de haut, simplement construite par deux planches brutes clouées, dans un dénuement christique. Puis, tandis que le plateau se remplit des instrumentistes et des chanteurs, deux hommes se placent en avant-scène avec des micros. Dès le début du spectacle, on comprend qu’il s’agit des récitants amplifiés pour le texte de Zimmermann, une narration qui fera la transition entre les trois morceaux de la soirée, dans un souffle ininterrompu. C’est déjà pour nous l’occasion de signaler la puissante cohérence de ce programme et combien se répondent les gestes instrumentaux baroques et contemporains. Les récitants entament le spectacle, bientôt rejoints par la musique de Bach. Heureusement, la narration s'arrête, laissant s’exprimer la puissance de la musique du Cantor de Leipzig. Chaque audition de la musique de Bach est un miracle de symétrie et d’expression. La soirée de deux heures passe dans une fugue infinie qui englobe avec elle la création de Zimmermann (nouvelle illustration de la maxime de Cioran : “S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu”).
L’orchestre progresse par des vagues de cordes, des soufflets allant et revenant sur les longues et poignantes tenues de flûtes. Les crescendos sont parfaitement menés. Les notes pointées des hautbois puis le mariage de leur langueur avec les flûtes est d’exception. Le geste du chef Thomas Hengelbrock allie à la fois la précision pour accompagner l’articulation ainsi que l’ampleur des mouvements par lesquels il offre toute l’énergie aux cadences conclusives. Le Chœur de Paris est parfaitement audible, au point même de parfois couvrir un peu trop les subtils effets de l’orchestre, voire de faire entendre des problèmes d’homogénéité de soutien et de volume dans les pupitres.
Thomas Hengelbrock (© DR)
Le ténor Lothar Odinius chante véritablement ses récitatifs (qui sont d'habitude davantage joués). Accompagné de l’orgue dont les tuyaux sont comme suspendus dans cette salle, sa voix ample résonne longuement avec cette acoustique toujours aussi étonnante de la Philharmonie.
Son dialogue avec le baryton Georg Nigl fonctionne par la complémentarité des timbres. À la peine dans les graves, celui-ci sait ancrer sa voix dans le médium et alléger ses aigus. Cet effet vocal semble finalement offrir deux voix différentes dans un même corps se faisant symbole de la dualité du Christ, humain et divin. Surtout, le baryton opère une véritable métamorphose dans la pièce de Zimmermann : en contrepoint des voix de récitant au très léger accent belge et à la voix qui rappelle celle de Michel Bouquet, ses tenues de notes sont dignes de la longueur d'un final bel canto. Le grand vibrato puis le filet de sa voix résonnent comme le médium d'un cor anglais et font pendant aux sons de la guitare électrique présente dans l'orchestre avec sa longue réverbération wa-wa. Dans cette composition moderne, des tutti de cuivres assourdissants sont accompagnés par les percussionnistes munis de marteaux, l'un frappant aux quatre coins de la croix tandis que l'autre plante des clous en rythme. Ils sont accompagnés par un troisième interprète qui déchire des journaux. Dans un esprit de variation, un quatrième musicien déchire ensuite un papier Canson, produisant de fait un timbre différent du papier journal. Ces coups de marteaux, ces clous et déchirements sont un des liens unissant la souffrance du Christ à travers l'œuvre de Bach et de Zimmermann.
Georg Nigl (© Bernd Uhlig)
La Mezzo-soprano Ann Hallenberg est d’abord peu audible, penchée en avant. Elle lance ses phrases avec un peu d’incarnation dans le sublime trio qui l’unit au basson lié ainsi qu’aux deux hautbois vibrés. Visiblement affligée par son Aria “Pour me délier des liens de mes péchés”, elle offre un bel aigu mais paraît moins à l’aise dans le reste du registre qui vibre trop ou trop peu.
La soprano Anna Lucia Richter est moins attachée à sa partition, ce qui lui permet de se mouvoir avec la musique. Certes, sa voix est entrecoupée de soufflets et un manque d’air la contraint à interrompre ses phrases. Toutefois, entre ces coupures, la voix est bien placée. Elle ose même un vibrato du plus bel effet après des débuts de phrases tenues droites.
Anna Lucia Richter dans l'Orfeo (© Sebastian Bolesch)
Pour conclure la pièce moderne, les récitants et même le chef d’orchestre s’asseyent à même le sol, la tête dans ses mains (provoquant les rires de quelques instrumentistes). Le baryton finit sur un sanglot accompagné à la batterie. La transition vers la cantate de Bach est délicate, les cuivres emportant involontairement des dissonances modernes. Toutefois, tandis que les récitants retournent discrètement à leur place, la douceur du chœur, des cordes et des bois revient vite. Lorsque la ligne du ténor s'accélère, il est davantage à la peine pour produire volume et justesse. Dans le même temps, les airs de la mezzo étant accompagnés par peu d’instruments dans cette partie de la soirée, elle fait entendre une articulation recherchée et certains accents dramatiques. Rassuré par la grande réussite du Zimmermann, le baryton retrouve dans cette cantate conclusive jusqu’au grave qui lui manquait et un vibrato quelque peu exagéré.
La soirée finit sous les applaudissements et les bravi, tandis que le chef donne une chaleureuse accolade à chacun des solistes et récitants.