Don Giovanni à Nancy, la séduction à l'état pur
Quelques ampoules électriques en verre soufflé de Murano, réalisées par Philippe Berthomé, symbolisent Elvira, Anna ou Zerlina selon leur couleur reprenant celle des jupons. Un large mur blanc enduit de chaux en fond de scène est recouvert d’un graffito "Libertà" peint en lettres rouge sang (à l’exception du ‘t’ qui n’est autre que la croix annonciatrice du dénouement). Détruit à la masse, il se fait réceptacle de la statue du Commandeur. Des voiles dorés, noirs ou blancs selon que l’on séduit ou annonce la résolution finale : le décor minimal d’Alexandre de Dardel met en valeur la gestuelle et la puissance des voix de chaque chanteur.
Aguicheur, scrutant d’emblée la salle à la recherche d’une nouvelle proie, le Don Giovanni d'Andrè Schuen se transforme en régisseur lumière, dès l’ouverture, grave et solennelle, puis pleine de fougue sous la direction de Rani Calderon. Costume noir en soie, longs cheveux blonds attachés et barbe de hipster, le personnage est ancré dans notre époque, et disparaît ensuite pour céder la place au Leporello de Nahuel di Pierro, dont la voix de basse chantante et légère égraine les revendications du valet qui voudrait égaler le maître en matière de séduction. L’agilité de sa technique vocale n’a d’égale que sa gestuelle : ce Leporello virevolte sans que son souffle n’en pâtisse, s’amuse avec le foulard d’une servante, séduit, soupire et charme le public par ses mimiques expressives. Sa ligne vocale parfaitement articulée énumère le livre des conquêtes de Don Giovanni sans la moindre hésitation. Il sait conférer de la gravité et une intensité dramatique à sa voix et son jeu d’acteur lorsque la résolution approche et que la statue du Commandeur le terrorise et le tétanise.
Nahuel di Pierro nous a présenté cette production, son travail avec Sivadier et bien d'autres coulisses dans son interview Ôlyrix
La soprano Kiandra Howarth en Donna Anna semble d’abord réciter son rôle à la mort du Commandeur. Son jeu forcé devient progressivement agile lorsqu’elle reconnaît en Don Giovanni le meurtrier de son père et jure sa perte, ses mouvements se font naturels et le public parvient enfin à apprécier la pureté de ses aigus en applaudissant spontanément en pleine troisième scène du premier acte.
Andrè Schuen - Don Giovanni par Jean-François Sivadier (© Opéra national de Lorraine)
Julien Behr, le ténor incarnant Don Ottavio, apporte à la mission de vengeance qui lui a été confiée une solennité absolue. Le lyrisme de sa voix et sa richesse sonore lui permettent d’incarner l’aspect double du personnage, tout aussi vengeur qu’il est amoureux. Enlaçant tendrement Donna Anna, il oppose la sincérité du sentiment amoureux à la succession de gestes lascifs des camarades d’orgie de Don Giovanni. Ceux-ci, des figurants aux coiffures improbables, toujours une cigarette à la main et les yeux ornés d’un large masque de maquillage noir, semblent sortis de chez Casanova ou de scènes de fête de la Dolce Vita.
Julien Behr, Kiandra Howarth & Andrè Schuen - Don Giovanni par Jean-François Sivadier (© Opéra national de Lorraine)
Le vice de Don Giovanni transcende ainsi les époques, et Andrè Schuen change de costume. D’abord séducteur d’aujourd’hui, il reparaît vêtu du vestiaire du dix-huitième siècle puis dépouillé de ses vêtements au moment du châtiment final. Sa voix chaude et particulièrement suave pendant la canzonetta "Deh vieni alla finestra", accompagnée dans la fosse par une mandoline délicate, produit des sons riches, puis volontairement essoufflés lorsqu’il tente de séduire Zerlina. Incarnée par la soprano Francesca Aspromonte, voix légère et séductrice, son timbre se fait perçant lorsque Don Giovanni tente d’arriver à ses fins. Levente Páll, voix de basse de Masetto qui se promène dans le public à la recherche de Don Giovanni, ne voit sa technique agile réduite que lorsqu’il subit littéralement les coups du séducteur.
Yolanda Auyanet, Francesca Aspromonte & Andrè Schuen - Don Giovanni par Jean-François Sivadier (© Opéra national de Lorraine)
Blessée par l'infidèle, la soprano Yolanda Auyanet est une Donna Elvira en pleine confusion des sentiments, tour à tour déchirante et drôle, lors d’une partie de cache-cache avec Leporello et Don Giovanni aux rôles inversés, derrière un voile doré. Elle conserve de bout en bout un jeu agile, des aigus capables d’amuser comme d’émouvoir, une gestuelle précise toujours en adéquation avec le flot de sentiments contradictoires qui l'envahit. Mais la présence scénique la plus complexe est celle de David Leigh, le Commandeur. Jean-François Sivadier a fait le choix de fragmenter le revenant : sa statue est un manteau vide sculpté par l’artiste Anna Chromy, qui occupe une cavité dans le mur du fond, tandis que sa voix est celle de David Leigh, en retrait sur scène, longs cheveux gris et aspect vieilli. Cette voix de basse, noble et profonde, confère au Commandeur des résonances sépulcrales, avant que ne s’élève le chœur des démons, invisible, surgissant des hauteurs de la salle, et que la lumière ne soit saturée autour de Don Giovanni, toujours debout, au centre de la scène, invisible pour les autres, mais toujours capable par un simple geste du bras de faire tanguer les personnages de gauche à droite.
Andrè Schuen & David Leigh - Don Giovanni par Jean-François Sivadier (© Opéra national de Lorraine)
L'annonce faite avant le spectacle sollicitait l’indulgence du public envers Andrè Schuen et Nahuel Di Pierro, dont les voix auraient été altérées par un refroidissement. Précaution inutile puisque nulle faille ne paraît dans leur cuirasse vocale. Don Giovanni s’achève sous les bravi du public nancéien émerveillé.