Le Couronnement de Poppée par Gardiner : extraordinaire alliage à la Philharmonie
Le Couronnement de Poppée, créé à Venise en 1640 est le dernier opéra de Monteverdi. Le livret de Giovanni Francesco Busenello présente une intrigue théâtrale et dramatique mêlant amour, politique, passions et raison d’État. Monteverdi recherchant en permanence l’expressivité de la parole parvient, dans cet ultime opus théâtral, à un équilibre entre déclamation et lyrisme.
Cinquante ans après ses débuts et après des années de recherches, Sir John Eliot Gardiner, véritable référence du renouveau de la musique ancienne, offre une version personnelle de cet opéra, conservé à l’état de manuscrit, comprenant seulement la partie vocale, la basse continue et quelques parties instrumentales.
Après un hommage rendu à Peter Hall, homme de théâtre et d’opéra disparu le 11 septembre dernier et avec lequel s’était engagée une étroite collaboration, le chef rejoint l'ensemble des English Baroque Soloists et d’un geste ample entame la sinfonia, ouverture de l’opéra. La magnifique sonorité de l’ensemble d’instruments anciens, la rondeur des violons et le velouté des flûtes, la variété des timbres et des phrasés sont en adéquation parfaite avec la gestique souple et précise du chef. Au cours de cette sinfonia les chanteurs se présentent sur l’espace scénique situé derrière l’orchestre, qui accueille, ainsi que le devant de la scène, la mise en espace d’Elsa Rooke (co-signée par Gardiner) et les lumières de Rick Fisher. Tous sont en place pour servir l’expression et l’émotion au cœur de la musique de Monteverdi.
Profitez de la vidéo avec ces interprètes, lors de la représentation à Venise :
Bien qu’à l’époque baroque le rôle travesti soit un phénomène courant, cette distribution en présente seulement deux exemples : la nourrice, chantée par un contre-ténor, ainsi que l’Amour et Valetto, page de l’impératrice, chanté par une voix de soprano. Cependant la voix de contre-ténor aiguë de Néron et le contralto poitriné d’Arnalta fragilisent la frontière entre les genres.
Poppée est interprétée par Hana Blažíková, soprano tchèque spécialiste du répertoire médiéval, renaissance et baroque. Sa voix fine, homogène et bien timbrée peut parfois manquer de présence dans le grave, mais, au plus près du texte, elle réalise de belles nuances : des sons piano délicats incarnent toute sa sensualité, une voix projetée sans jamais être poussée exprime sa détermination. Sa ligne devient droite, sans vibrato, mettant en valeur les chromatismes à l’évocation de la mort.
Kangmin Justin Kim, couronné d’une mèche blonde en forme de vague, prête son étonnante voix de contre-ténor aigu à Néron. Son chant est puissant dans l’aigu - jusqu’à parfois être trop strident, emporté par un bel élan d’énergie - ainsi que dans le grave, qu’il n’hésite pas à poitriner dans la fureur. Il émet de très beaux sons pianissimo, laissant passer un léger souffle lorsque le désir le submerge. Son jeu théâtral très investi fait oublier les approximations de son italien.
La mezzo-soprano Marianna Pizzolato, vêtue d’une robe rouge comme la lumière qui l’accompagne, incarne Octavie de sa voix lyrique d’une ampleur majestueuse. Elle intervient lors de grands récits durant lesquels elle déploie toute son expressivité. La chanteuse a l’habitude de côtoyer le répertoire belcantiste comme en témoignent son phrasé généreux et son timbre chaud.
Gianluca Buratto est le philosophe Sénèque, personnage profond comme sa voix de basse. Son timbre riche et assuré quand il chante à pleine voix se révèle parfois fragile par des imprécisions de justesse quand il l’allège en registre mixte. Le moment de ses adieux aux membres de sa maison (chœur d’hommes) est saisissant de beauté. Sa dernière note dans l’extrême grave fait place à une partie instrumentale d’une tendresse désolée et clôt la première partie de l’œuvre.
Othon est chanté par Carlo Vistoli, contre-ténor au timbre doux et homogène. Il maîtrise sa voix aussi bien dans les airs en vocalisant agilement que dans les parties plus récitatives, les différentes émotions ne déséquilibrant jamais son émission vocale. L'auditeur connaisseur est accoutumé à entendre le personnage d’Arnalta chanté par un homme, cependant la voix de Lucile Richardot est troublante d’ambiguïté. Elle utilise largement le registre mixte ou de poitrine avec un léger appui en gorge. Son jeu est à la hauteur du personnage burlesque, néanmoins elle se montre sensible et chante tout en douceur les tenues de la berceuse adressée à Poppée.
Anna Dennis est à la fois Drusilla et la Vertu. Sa voix de soprano colorée est parfois un peu raide du fait de l’absence fréquente de vibrato. Silvia Frigato prête sa voix fine et centrée et son jeu énergique à Valletto et à l’Amour, rôle-clé de l’opéra qui, dès le prologue, affirme sa suprématie sur la Fortune et la Vertu.
Le mélange des genres est parfaitement illustré avec le rôle de la nourrice interprété par le contre-ténor Michal Czerniawski. La robe, le chignon et la voix de tête pourraient évoquer la douceur d’une nourrice, qu’il rompt de façon comique par de soudains passages en voix de poitrine. L’acoustique exceptionnelle de la Philharmonie permet à John Taylor Ward en Mercure de projeter sa voix puissante du troisième balcon. Les deux soldats, Furio Zanasi et Robert Burt marient fort bien leurs voix de ténor, très expressives dans le style récitatif.
Le duo entre Poppée et Néron, « Pur ti miro », achève l’opéra sur une suspension pleine de désir musical et ouvre grand la porte à une nouvelle théâtralité, centrée sur l’expression des passions, mettant l’humain au cœur de la dramaturgie théâtrale et musicale.