Vivant Orfeo de Monteverdi au Festival d’Ambronay
À la charnière des XVIe et XVIIe siècles, les grandes familles ducales italiennes cherchent montrer leur richesse et leur influence de manière spectaculaire. L’art est alors leur terrain d’affrontement privilégié. Les Médicis, ducs de Florence, par leur immense fortune, ont su très vite s’entourer des meilleurs artistes. En 1600, leurs compositeurs Jacopo Peri (1561-1633) et Giulio Caccini (1551-1618) créent une première œuvre mêlant drame et musique, Euridice. Vincenzo Gonzague, duc de Mantoue, veut alors prouver la supériorité de son musicien Claudio Monteverdi (1567-1643). Il lui impose la même histoire d’Orphée et Eurydice. Privé de toute autre contrainte, Monteverdi réalise une œuvre mêlant interludes instrumentaux – les ritournelles –, monodies accompagnées, danses et madrigaux – ancêtre de l’aria. C’est aussi et surtout l’occasion de magnifier les émotions d’un texte grâce aux pouvoirs de la musique. Orfeo est créé à l’occasion du Carnaval dans les appartements de Margherita d’Este Gonzague, au palais ducal de Mantoue, le 24 février 1607.
L’œuvre, composée d’un prologue et de cinq actes, raconte le mythe d’Orphée, talentueux poète de Thrace, qui vient d’épouser sa bien-aimée Eurydice. La joie et le bonheur sont brutalement interrompus par l’annonce de la mort d’Eurydice, mordue par un serpent. Orphée, ne pouvant supporter cette perte si violente, décide de la chercher aux Enfers.
Leonardo Garcia Alarcon (© DR)
Ce soir, le chef Leonardo Garcia Alarcon, artiste associé du Centre culturel de rencontre d’Ambronay depuis 2014, est à la direction de cette œuvre majeure qui ouvre le Festival. Son visage illuminé d’un sourire quasi omniprésent, sa direction et son touché à l’épinette sont enjoués, énergiques et engagés. Alarcon est capable de gestes discrets ou amples en fonction de ses intentions. Son attention aux solistes et aux musiciens est grande, et plus encore son attention au texte qui guide véritablement sa direction : il chante d'ailleurs lui aussi, prononçant silencieusement certains passages. Les musiciens de son ensemble La Cappella Mediterranea sont, à l’image de leur chef, complices et investis, partageant regards et sourires. Iils semblent prendre un véritable plaisir à interpréter cette œuvre. Très homogène, virtuose (notamment les flûtes à bec très alertes), l’ensemble fait preuve de belles couleurs, particulièrement dans les ritournelles qui créent parfaitement l’environnement émotionnel de chaque épisode, dansant et joyeux, ou doux et triste. Les chanteurs du Chœur de Namur sont tout aussi investis, communicatifs et homogènes. L’équilibre entre le chœur et l’orchestre est idéal.
Valerio Contaldo - Orfeo à Ambronay (© Bertrand Pichène)
La qualité de ces ensembles et de leur chef permet une liberté d’expression dont les solistes n’hésitent pas à jouir. La soprano Mariana Flores est une Musique communicatrice par son aisance scénique. Par sa gestuelle et ses regards, elle captive tout de suite le public qui est alors très attentif à son timbre suave et naturellement puissant. La ligne de chant semble toutefois être légèrement perturbée sur certaines tenues, comme si la chanteuse était en manque d’assurance, malgré sa présence. Ce n’est certainement que fatigue passagère et/ou mise en chauffe, car son Eurydice est convaincante, jouant sur le changement de timbres pour émouvoir, particulièrement dans « Ahi, vista troppo dolce e troppo amara ! » (Las, vision trop douce et trop amère ! – acte IV).
La grande voix de ce soir est naturellement celle d’Orphée. La voix de ténor de Valerio Contaldo est très agréable, au timbre un rien sombre qui permet des aigus puissants mais jamais agressifs et de jolis graves, et sa diction est parfaite. Le chanteur suisse sait se montrer touchant – belles lamentations du « Tu se’ morta, mia vita, ed io respiro ? » (Tu es morte, ma vie, et je respire encore ? – acte II) –, virtuose et séducteur – implorations auprès de Charon « Possente spirto, e formidabil nume » (Puissant esprit, dieu redoutable – acte III). Contaldo sait aussi détimbrer sa voix pour apporter une intention nouvelle, sans perdre en puissance ni en beauté.
La Messagère de Giuseppina Bridelli réussit, par son jeu et son chant – l’accompagnement de l’orchestre et d’un subtil changement de lumière aidant aussi –, à changer l’atmosphère champêtre et heureuse en intense tragédie. Son timbre agréablement sombre convainc naturellement le public et Orphée de sa douleur d’annoncer la si terrible et soudaine nouvelle qu’est la mort d’Eurydice.
Valerio Contaldo & Mariana Flores - Orfeo à Ambronay (© Bertrand Pichène)
L’Espérance et Proserpine sont toutes deux interprétées par la mezzo-soprano Anna Reinhold. Malgré un semblant de nervosité au début, son timbre est joli, homogène et bien projeté. Sa bonne maîtrise technique lui permet une interprétation belle et sensible de ses personnages. Elle est accompagnée de Pluton, la basse Konstantin Wolff. Sa voix semble d’abord un peu étouffée mais très vite elle gagne en largeur, en clarté et en autorité. Le Charon de la basse Salvo Vitale est encore plus empreinte d’autorité et d’élégance. Sa voix est très homogène, avec un grain qui sied parfaitement à son rôle. Enfin, les bergers sont tous quatre de très bons seconds rôles, à la diction irréprochable, notamment le ténor Nicholas Scott qui joue avec sa palette de timbres pour changer de personnages (berger, esprit et écho) et le ténor Alessandro Giangrande pour son Apollon virtuose.
La soirée finit par un bis du chœur final et de la danse mauresque, très enjouée. La reprise est moins propre que précédemment, mais le cœur et le plaisir sont là, le public étant invité à frapper des mains avec les solistes et les choristes réunis pour cette danse rythmée. Par cette fin conviviale, le public repart ravi de cette vivante version, quasi scénique, de l'Orfeo.