Prenant et surprenant Requiem de Mozart par Currentzis au Septembre Musical de Montreux
Le Festival de musique classique Montreux-Vevey « Septembre Musical » a pour habitude d’inviter de grands interprètes et de prestigieux ensembles. Pour sa 71ème édition, il retrouve le chef russe d’origine grecque Teodor Currentzis, accompagné de son orchestre sur instruments d’époques musicAeterna et le Chœur de l’Opéra de Perm, dont il est le Directeur musical. C’est justement le chœur qui est à l’honneur dans la programmation de ce soir, avec une première partie a cappella et, après l’entracte, le Requiem de Mozart. En 2011, Currentzis en avait justement enregistré une version qui fit couler beaucoup d’encre. C’est que ce chef aime bousculer les habitudes de ses auditeurs, recherchant à exacerber les émotions, quitte à choquer les puristes. Plus audacieux encore, il prône un retour à la version complétée du Requiem par Franz Xaver Süssmayr, élève de Mozart. La musique du compositeur autrichien ne serait donc pas celle que l’on croit. Currentzis en détiendrait la vérité.
Découvrez un extrait de sa version de Salzbourg, le 23 juillet dernier :
Le concert tient place dans une jolie salle de concert de Vevey (Suisse), la salle Del Castillo. Le public prêt, un violiste rentre sur scène et joue un doux bourdon de quinte (écart consonant de cinq notes). Le chœur de femmes monte alors doucement sur l’avant-scène, une bougie à la main, chantant discrètement le bourdon en bouches fermées. Une soliste se détache du chœur pour chanter l’hypnotique O vis aeternitatis de Hildegard von Bingen (1098-1179), femme de lettres et compositeur proclamée docteur de l’Église en 2012. La soliste, au timbre velouté, accompagne son chant de gestes, se rapprochant alors presque davantage d’un chant traditionnel que du chant grégorien – selon nos préjugés de cette musique du XIIe siècle, dont nous n’avons malheureusement aucune trace d’interprétation. Les hommes rejoignent le proscenium avant la fin de l’œuvre, afin d’être prêts pour la pièce suivante, qui suit après un court silence de transition.
Avec une direction très sage et discrète, Teodor Currentzis privilégie le son, ses phrasés et ses harmonies. C’est que dans Lux Aeterna (1966) de György Ligeti (1923-2006), célèbre pour son utilisation par Stanley Kubrick dans 2001 : L’odyssée de l’espace, les harmonies sont incroyables. Les choristes se passant subtilement les voix pour créer un souffle continu, malgré les hauteurs, les clusters (grappes de sons absents de la nomenclature harmonique) créent l’impression physique que l’air ondule dans la salle.
Avec le deuxième mouvement du Concerto pour chœur – Ich, der ich um die menschlichen Leidenschaften weiß (Moi, expert en passions humaines, ai composé ce recueil de chants où toutes les strophes sont remplies à ras-bord de tristesse noire – 1986) d’Alfred Schnittke, la musique gagne en mobilité et emmène les oreilles de l’auditoire progressivement vers la tonalité – mais pas tout à fait encore. Le chœur montre ici ses couleurs et sa prononciation reconnaissables des pays d’Europe de l’Est. C’est dans l’œuvre suivante, le Credo d’Igor Stravinsky (1882-1971) extrait de sa Messe (1948), que le chœur de Perm fait preuve d’une parfaite cohésion et d’une impressionnante diction : les syllabes sont toujours détachées, parfois chuchotées, parlées ou chantées en polyphonie. Tout cela sans partition. Une cloche en coulisse résonne quelques fois, rajoutant en résonance. Celle-ci est pourtant déjà bien présente, le chœur terminant sur une longue note en bouche fermées.
MusicAeterna (© Anton Zavyalov)
Le chœur continue avec une œuvre bien plus tonale et occidentale que les précédentes : I will sing unto the Lord de Henry Purcell (1659-1695). Le texte y est très important et les chanteurs russes n’ont peut-être pas la parfaite prononciation de l’anglais, mais la minutie du travail est patente, notamment sur les mots importants. Ils poursuivent avec Drei geistliche Gesänge de Schnittke, puis le deuxième mouvement de la Cantate opus 1 (aussi dit « Requiem russe, sur un texte d’Alexandre Tolstoï, Saint Jean de Damascène – 1884) de Sergueï Taneïev (1856-1915), un ami de Tchaïkovski et proche du Groupe des Cinq. Sous la direction pleine de phrasés de Currentzis, le chœur interprète de très beaux passages, remplis d’harmonies colorées, particulièrement la note finale aux graves impressionnants. Par un remarquable pianissimo, retour à Purcell, Hear my prayer, O Lord : une réelle lamentation qui devient déchirante.
C’est alors que le chef descend de la haute scène, les choristes se positionnent pour former comme une foule regardant le public – alors qu’ils étaient en deux arcs de cercle autour du chef. Sans partition, ils interprètent Remember not, Lord, our offenses de Purcell avec gestuelles. Il serait effectivement dommage d’oublier que ce chœur est avant tout un chœur d’opéra. Sous une lumière tamisée, ils cachent leur visage de la main, ou la lève au ciel, accompagnant le texte. Celui-ci étant distribué en imitations entre les différents pupitres, la polyphonie est non seulement audible, mais même visible. L’écoute est impressionnante : sans direction et sans repère visuel (les mains cachant leurs yeux et le visage vers l’arrière), ils réussissent à être ensemble et à partir ensemble ! Le public n’ose rompre le sublime silence qui termine l’œuvre, avant de finir par applaudir les trente-six choristes et leur chef, charmé des magnifiques moments de cette première partie de concert.
Au cours de l’année 1791, Mozart reçoit une curieuse commande d’un Requiem, d’un anonyme mais fortuné mécène, payant d’avance la moitié du prix. Ce commanditaire est maintenant connu : il s’agit du Comte Franz de Walsegg, compositeur lui-même durant ses heures perdues. Aurait-il voulu s’approprier l’œuvre ? Malheureusement (ou heureusement, pour la postérité de l’œuvre), Mozart ne put achever son œuvre, succombant le 5 décembre. Ne voulant pas rembourser la première moitié du paiement et espérant recevoir l’autre moitié, Constance Mozart confie aux élèves de feu son mari la tâche de terminer cette œuvre religieuse : Joseph Eybler, notamment pour l’orchestration, et surtout Franz Süssmayr, qui compléta les passages et mouvements manquants. La partition livrée au commanditaire fut faussement signée par Mozart et datée de 1792. Écrite pour quatre solistes, chœur et orchestre – sans bois aigus (flûtes et hautbois) ni cor –, elle met surtout en valeur le chœur.
Les instrumentistes de musicAeterna et les musiciens du chœur de l’opéra de Perm sont tous habillés d’une robe noire de religieux. Les cordes sont debout – le choix artistique en accord avec la question pratique de la place sur scène – et le chœur est disposé de part et d’autre de l’avant-scène : les femmes à jardin, les hommes à cour.
Tareq Nazmi, Julia Lezhneva, Teodor Currentzis & MusicAeterna (© Celine Michel)
L’interprétation de cette œuvre, entendue maintes et maintes fois, est surprenante. La notice prévenait pourtant : « on est plus proche ici de Don Giovanni ». Les tempi sont effectivement souvent très alertes. Le Dies irae en est haletant. Les effets de crescendo du chœur et le déchaînement de l’orchestre produisent des instants saisissants. Heureusement qu’il y suit un petit temps de repos pour reprendre ses esprits. Que ce soit dans les passages fugués ou non, les artistes du chœur impressionnent par leur précision et leur homogénéité, malgré la vitesse. L’orchestre déborde sans cesse d’énergie, avec rebonds. Les violons, particulièrement le fascinant chef d’attaque Afanasy Chupin, attaquent leurs cordes avec force, à l’extrême talon et d’une longueur incroyablement courte. Dans le Confutatis, le bois des archets vient frapper les cordes, tant leur jeu est percussif. Les cuivres sont triomphants. Quelques effets du chœur sont surprenants : des soutiens de notes tenues exagérés dans Rex tremendae, qui deviennent alors de courts crescendi ou des sortes de soufflets sur certaines phrases dans la fugue Quam olim Abrahae. Toutefois, ces effets interpellent l’auditeur qui ne peut s’empêcher d’écouter, ressentant toujours quelque chose : tout sauf de l’ennui.
Il ne faut cependant pas croire que l’orchestre et le chœur ne soient capables que de puissance : leur palette de couleurs est multiple, sachant créer de vrais piani – ce qui reste très difficile, pour tout musicien. L’orchestre ne couvre jamais le chœur, qu’il sait accompagner en tous moments – le chœur sachant aussi ne pas se laisser couvrir si nécessaire. L’ensemble sait aussi accompagner le quatuor de solistes, de très bonne qualité. Tout d’abord, la technique de la soprano Julia Lezhneva (qui sera au TCE avec Fagioli en mars) est impressionnante. Son timbre, un rien acide, reste agréable. Dans Tuba mirum, elle connait quelques difficultés de gestion de souffle, mais ce moment n'est qu’anecdotique. L’alto écossaise Catriona Morison, au timbre homogène, n'a pas la puissance de ses voisins, mais elle fait preuve d’une présence bien équilibrée lors des interventions en quatuor et de beaux phrasés. Le timbre du ténor américain Thomas Cooley est clair et agréable, avec une bonne diction. La justesse est toutefois un rien approximative et la conduite des phrasés discontinue, notamment sur les voyelles dont le son s’ouvre pour se refermer brutalement dès la syllabe suivante. La douce basse Tareq Nazmi possède un grain agréable dans son timbre et semble à l’aise dans tous les registres, bien qu’il aurait été très appréciable d’entendre des graves encore plus profonds et plus puissants. Teodor Currentzis n’a pas la place de sauter partout sur la scène, mais il reste danseur et présent, sans perturber les moments les plus calmes.
Après une fin évidemment saisissante, le public acclame le chef et ses musiciens, conquis par cette version spectaculaire d’une œuvre si connue. Une grande partie de la salle ne peut s’empêcher de se lever pour applaudir.
Tareq Nazmi, Julia Lezhneva, Teodor Currentzis, Catriona Morison, Thomas Cooley & MusicAeterna (© Celine Michel)
En guise de bis, le chœur seul interprète Immortal Bach (1988) de Knut Nystedt (1915-2014) : après avoir fait entendre le choral Komm, süsser Tod (Viens, douce mort) de J.S. Bach, le chœur se divise en sous-groupes et étire le thème, juxtaposant les voix, créant alors un temps suspendu et des harmonies irréelles. La fin de l’œuvre est aussi irréelle, terminant par une note pianissimo longuement tenue jusqu’au silence qui pourrait durer encore si, après plusieurs longues et intenses secondes dans un noir quasi complet, un ou deux spectateurs avaient pu s’empêcher de lâcher de puissants « bravo ! ».
Une très sympathique spectatrice partage son enchantement : « Je n’ai pas entendu un requiem des morts : j’ai entendu un requiem de résurrection ! » Il est vrai que l’énergie submergeante des musiciens et des choristes, l’impulsion de leur chef à la personnalité unique et ses choix musicaux ne sont pas une version habituelle. Le Requiem de Mozart par Currentzis n’est plus un requiem. Mais le public vaudois en est ravi.