Désir et Magie autour des pavillons exotiques au Festival Berlioz
Ce soir, le Festival Berlioz emmène toujours ses spectateurs en Angleterre, le thème de cette saison étant « So British ! », au temps où Berlioz fut convié à Londres pour être juré lors de l’Exposition universelle de 1851. Quelques retours de ses impressions sont parvenues dans ses articles au Journal des Débats. Il est certain que les musiques de l’Orient, chinoise, indienne et arabe, l’ont marqué. D’un esprit critique déjà fort affûté envers la musique de ses propres collègues compositeurs européens, il est facile d’imaginer sa réaction face aux sonorités et instruments de ces pays lointains : « figurez-vous des notes nasales, gutturales, gémissantes, hideuses, que je comparerais, sans trop d’exagération, aux bâillements que laissent échapper les chiens. » Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Pourtant, à cette même époque, l’exotisme est à la mode – d’où peut-être justement le rejet de Berlioz. De cette époque des expositions universelles et coloniales date une fascination pour les musiques de l’ailleurs, qui se retrouvent notemment chez les compositeurs. Ceux-ci, sans y avoir jamais voyagé, s’inspirèrent de ces gammes pentatoniques (gamme à cinq notes) et d’instruments, notamment à percussions, pour créer des œuvres dont certaines sont encore aujourd’hui très célèbres. Ce sont justement certaines d’entre elles, avec d’autres moins connues, que le chef François-Xavier Roth et son Orchestre Les Siècles interprètent ce soir au Festival Berlioz.
Le concert débute avec l’ouverture de La Princesse jaune. Bien que Camille Saint-Saëns (1835-1921) ne soit reconnu que pour un seul opéra, Samson et Dalila, il est aussi le père de onze autres œuvres lyriques dont cet opéra-comique, en un acte, créé en 1872. Le thème en est proche des inspirations de Berlioz, entre réalité passionnée et hallucinations opiacées : le jeune hollandais Kornélis rêve, sous l’influence de l’opium, d’une princesse japonaise dont il possède un portrait. Sous la direction sans démonstration et précise de François-Xavier Roth, l’orchestre interprète l’ouverture avec panache, enlevant déjà un bravo d’un spectateur.
Le chef prend alors la parole pour présenter la première partie de concert, réservée à la danse, et annoncer l’œuvre suivante, comme il le fera aussi très bien par la suite. Le Ballet suivant est extrait de Lakmé, l’opéra de Léo Delibes (1836-1891) créé en 1883, lui aussi à l’Opéra Comique de Paris. Véritable succès, son « Duo des fleurs » est encore très célèbre. Les cordes commencent le Ballet en un superbe grain de son, tout en créant par la suite de très agréables et discrètes nappes en pizzicati qui laissent aux bois une grande liberté d’expression pour leurs solos. L’orchestre est toutefois tout autant capable de se montrer puissant, l’effectif important aidant bien évidemment, grâce aussi à d’énergiques envolées.
Suivent des extraits d’une œuvre d'Hector Berlioz (1803-1869), l’opéra en cinq actes Les Troyens, créé les 6 et 7 décembre 1890 à Karlsruhe. Considérée comme une œuvre monstrueuse et injouable, Les Troyens exige certes de bons interprètes, tant instrumentaux que vocaux. Tout en respectant les goûts du public de son époque pour le grandiose, Berlioz fait preuve de son génie d’orchestrateur, ce que défend très bien François-Xavier Roth, en expert de ce répertoire. L’orchestre possède assurément les couleurs proprement berlioziennes, démonstratives dans la puissance tout en sachant mettre en valeur les richesses de l’orchestration, toutes particulières et très romantiques. Les mains du chef dansent, tandis qu'il fait parfois quelques pas, se mettant quelques fois sur la pointe des pieds. Cette succession de danses, plus ou moins courtes, a pour risque de hacher la continuité du discours musical, avec de courtes pauses entre chacune d'elles, qui ne sont en outre pas très différentes les unes des autres. Toutefois, elles sont l’occasion d’apprécier l’équilibre des cordes, les élégants violoncelles étant peut-être un peu discrets. Équilibrés, les violons 1 et 2 le sont particulièrement entre eux, ce qui peut s’expliquer par leurs chefs d’attaques tout particuliers : celui des premiers, assurant son rôle, est très démonstratif surtout de son archet, et celui des seconds est… gaucher ! Tenant son violon à l’envers, il envoie le son de son instrument vers le public, rééquilibrant très certainement l’effet de la disposition habituelle, dans laquelle les violons 2 projettent leur son vers le fond de scène.
La première partie se clôt par des extraits du ballet Namouna d’Édouard Lalo (1823-1892) créé en 1882. Peu apprécié de la critique et du public, cette œuvre fut toutefois marquante pour deux jeunes spectateurs prometteurs : Claude Debussy et Maurice Ravel. Inspiré des Orientales de Victor Hugo, Namouna conte l’histoire d’un amour contrarié entre la jeune servante Namouna et son maître Hassan. L’ensemble s’y montre très expressif et transmet ici des émotions encore inédites ce soir. Les bois se montrent très beaux, précis et homogènes. Les cordes, à l’image des sauts quasi chorégraphiques du chef d’orchestre, dansent, vivent, surtout dans les beaux passages lyriques. Ils savent aussi se montrer très à l’écoute de la flûte et du chef, permettant alors de respectueux et bienvenus rubato (adaptation du tempo). Puis, dans une danse tourbillonnante, les musiciens entraînent de nouveau le public qui ne peut s’empêcher d’applaudir avant le dernier extrait. Celui-ci, moins démonstratif de puissance et de vitesse, fait entendre de belles et douces couleurs, enchanteresses.
Clémentine Margaine, François-Xavier Roth (© Festival Berlioz)
Pour la deuxième partie de concert, la scène accueille la mezzo-soprano occitane Clémentine Margaine. Elle débute avec une mélodie de Berlioz composée entre 1819 et 1821, et orchestrée par Yves Chauris à la demande du festival, L’Arabe Jaloux, suivie de La Captive (1832) d’après un poème de Victor Hugo. Clémentine Margaine fait entendre une très jolie voix, quel que soit son registre, d’une réelle présence scénique et vocale. Elle n’a pas à avoir peur d’être couverte par l'orchestre : elle possède sans souci la puissance nécessaire pour être entendue. Toutefois, la diction paraît d’abord très approximative, mais étrangement, au fil de la soirée, elle s’améliore. Peut-être par manque d’assurance sur certaines notes, on entend quelques curieux – et très courts – effets d’absence de timbre. Très à l’aise dans la puissance, il en est différemment lorsque la chanteuse est plus à nue, lorsque l’orchestre est très joliment pianissimo : la strophe « Mais surtout, quand la brise me touche » souffre terriblement d’une intonation trop basse, qui n’est pas aidée par celle du hautbois. La couleur orchestrale de la fin de La Captive est très belle, extrêmement morendo.
Comme interlude instrumental, l’orchestre interprète la Marche marocaine de Léopold de Meyer (1816-1883) orchestrée en 1845 par Berlioz. Certains pupitres communiquent un réel plaisir de jouer cette œuvre effectivement plaisante et à la fin puissamment sonore. Réellement charmé par la musique orientale, Maurice Ravel (1875-1937) compose Shéhérazade en 1903, sur trois poèmes de Tristan Klingsor. Dans Asie, la mezzo-soprano convainc avec une économie de sa gestuelle, le texte méritant encore un peu de consonnes pour être bien compréhensible. Mais n’était-ce pas le défi de Ravel que de mettre en musique des vers difficiles, voire impossible à chanter ? Les couleurs orchestrales géniales du compositeur sont bien dosées par le chef et son orchestre, sauf parfois les violons 1, trop présents dans ce qui reste un accompagnement. Dans La Flûte enchantée, Clémentine Margaine est toujours aussi à l’aise avec la puissance et la vitesse. Les phrasés de la flûte sont remarquables. Après un silence habité, le public n’osant faire un bruit, les cordes débutent L’Indifférent sur un superbe tapis pianissimo, un rien gâché par la justesse approximative du binôme flûte/clarinette, comme pour la note finale commune. La diction de la mezzo s’est bien améliorée, et l’on apprécie toujours son timbre chaud et rond.
Les Siècles, François-Xavier Roth (© Festival Berlioz)
Le concert se termine par la célèbre Bacchanale de l’opéra Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, créé à Weimar en 1877, grâce à aux encouragements de son ami Franz Liszt. François-Xavier Roth est toujours aussi dansant, impulsant une énergie constante pour empêcher que le rythme effréné ne s’épuise. Et c’est une véritable fête enivrante que nous joue Les Siècles, un galop assourdissant, les spectateurs aux bords d’être roussis des instruments enflammés de son et de vitesse.
Chaudement applaudi, François-Xavier Roth veut saluer ces compositeurs talentueux qui s’inspirèrent des cultures d’ailleurs, qu’ils admiraient sincèrement. En ces temps de renfermement sur soi, ce sont de véritables et belles leçons. Invités il y a encore deux jours aux BBC Proms à Londres, le chef et son orchestre veulent rendre hommage aux anglais, malgré leur décision du Brexit, en interprétant un énergique – certains élans des cordes l’étaient même un peu trop – et avec plaisirs la Marche n°1 de Pomp and Circumstance Marches d’Edward Elgar, célèbre par son utilisation maintenant systématique lors des cérémonies de remise de diplôme, d’abord à l’Université de Yale, puis dans toutes les universités des États-Unis.
Clémentine Margaine, François-Xavier Roth (© Festival Berlioz)