Rigoletto aux Chorégies d’Orange, de la langue bien pendue à la langue bien pendante
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L’Opéra en un prologue et trois actes de Giuseppe Verdi, composé sur un livret de Francesco Maria Piave d’après le drame romantique Le roi s’amuse de Victor Hugo, est créé à Venise le 11 mars 1851. L’inspiration hugolienne et plus avant shakespearienne que conserve la mise en scène de Charles Roubaud, aidé d’Emmanuel Favre, réside dans l’unique objet d’un décor monumental, à la mesure de l’unique mur de scène du théâtre antique. Aux Chorégies, il faut lutter contre la distance, la fixité, en écrivant gros. Il s’agit d’un sceptre-hochet à tête de bouffon, semblant avoir été abandonné sur le sol. Il est le pendant ludique, mais tout aussi vaniteux, du crâne de Hamlet. Son unidimensionnalité le fait peser de tout son poids, comme la cause unique de la malédiction. La langue bien pendue est celle de Rigoletto, chargé de dire tout haut ce que nobles et courtisans pensent tout bas. La langue bien pendante jusque sur la scène est celle qui sort de la bouche de cette face, monstrueusement réflexive et oblique, telle une grimace expirante. Elle est colorisée et animée en fonction des actes et des projections vidéo de Virgile Koering. Elle constitue, pour Gilda, un lieu d’habitation et de protection, tout comme elle habite les préoccupations protectrices, jusqu’à l’obsession, de son père. Un autre jouet abandonné, tout aussi rond, une grande boule à taille humaine, semble avoir été crachée de sa bouche. Souvent convoquée dans les mises en scène comme amplification de la bosse de Rigoletto, concentré de la tristesse des clowns, ou instrument de jeu du destin, elle est tout cela ici. En même temps, elle sert de seuil et d’interrupteur décisif : porte de l’auberge de Sparafucile, derrière laquelle le drame se joue. Le romantisme noir est cependant soluble dans les années folles. De splendides robes de Katia Duflot, en mousseline pastel, parent les femmes-objet. Un personnel hôtelier ultra-pro dresse « pour de vrai » de longues tables d’un banquet de prestige, éclairées par des lampes en bakélite.
Rigoletto est porté comme une seconde peau par le baryton Leo Nucci, chanteur-père et chanteur-patrimoine. Son timbre, son vibrato, son jeu scénique ouvrent et ferment de douloureuses cicatrices vocales qui portent à la fois la puissance et la fragilité d’un être qui est parvenu à unifier en lui ses rôles antagonistes de sage et de fou. Il arpente et hante l’immense scène avec humilité, comme ramassé dans son costume gris passe-partout et sa pochette de comptable ou tout simplement de vieil homme triste. Il ne vit que pour et par sa fille.
Leo Nucci, Cornelia Oncioiu et Nadine Sierra
La soprano américaine Nadine Sierra, en Gilda, est la grande satisfaction de la soirée, alors qu’elle chante contre le vent. Ses aigus, y compris mezza-voce, sont de cristal mêlé de matière colorée et taillée, comme une fragile verrerie vénitienne. Elle en fait oublier le geste virtuose de fabrication, pour offrir un pur émoi vocal et faire palpiter trois stades paroxystiques de l’amour : la découverte, la désillusion et le sacrifice. Comme en autohypnose, elle polit et distille de musicalité expressive les moindres avancées de ses interventions : frisson sensuel, pépiement de désir, courage sacrificiel. Le couple qu’elle forme avec son père est le centre de gravité de l’œuvre et de la représentation. Comme Leo Nucci l’avait fait avec et pour elle à La Scala, il l’encourage à bisser leur duo final à l’acte 2, dans lequel il se tait, après l’aveu, pour la laisser seule face à ses magiques suraigus. Il la prend dans ses bras pour de vrai, alors qu’elle salue, en artiste et non en Gilda, le public. Moment de grâce subjective au cœur des monumentalités augustinienne et verdienne.
Nadine Sierra
Le Duc de Mantoue du ténor Celso Albelo parvient cependant à trouver sa place, avec l’aide d’une aisance physique et vocale qui lui permet d’investir, en aristocrate, l’espace sonore et de se placer au sommet du chœur, pourtant puissant et massif, des courtisans. Quelque chose, dans son legato, son timbre soyeux et son phrasé ductile, est de l’ordre de la plainte, et le rend presque sincère en amoureux. Le drame décline ses nombreux personnages, nécessaires à la poursuite de l’engrenage par lequel s’accomplit la malédiction.
Amélie Robins et Celso Albelo
Chronologiquement, côté courtisans, s’immisce le couple légitime formé par le Comte et la Comtesse de Ceprano. Il est le chanteur basse Jean-Marie Delpas, grand, parfaitement en place et à sa place. Elle est la soprano Amélie Robins, en piquante veuve joyeuse. Les deux courtisans sont interprétés par Christophe Berry en Matteo Borsa et Ignor Gnidii en Marullo. La brièveté des interventions et la dimension des lieux font qu’ils n’ont que peu de temps pour prendre leurs repères et passer l’immense rampe du théâtre antique. Le baryton Wojtek Smilek est en revanche un Monterone qui parvient à faire surgir des abîmes un instrument terrassant d’ange du malheur.
Puis, côté peuple, vient le couple du frère et de la sœur, par lequel le crime prend corps. Le spadassin Sparafucile est justement campé par la basse Stefan Kocan, à la voix incisive et puissante, aux graves profonds et au physique d’athlète de « l’homme qui tue » pour « l’homme qui rit ». Maddalena est la mezzo-soprano Marie-Ange Todorovitch. Son timbre et sa diction, toujours légèrement ampoulés, ne parviennent pas à lui conférer la féminité instinctive et animale qui sied au rôle, mais elle parvient à être entendue distinctement dans les ensembles.
Enfin, des exécutants proprement dits, remplissent à merveille leur office. La soprano Cornelia Oncioiu prête sa voix au timbre charpenté avec élégance à la servante Giovanna. Le page est la mezzo-soprano, Violette Polchi.
Le Chœur masculin réunit ceux des Opéras d’Avignon, Monte-Carlo et Nice. Ils deviennent, sous ce format, plus que jamais un macro-personnage saisissant, dont la voix, amplifiée, pourrait surgir de la gorge du hochet. Il parvient à mettre en mouvement et en vibration l’atmosphère nocturne du théâtre, atteignant le public, aussi bien que l’orchestre.
Ce dernier laisse pétrir sa pâte vibrante et sombre par le chef finlandais Mikko Franck. Il adopte souvent une posture légèrement oblique, comme pour ne pas embrasser trop frontalement la monumentalité superposée de l’orchestre, du plateau et du mur de scène. Cette position semble favoriser la précision de sa battue dans l’accompagnement syncopé du plateau. L’orchestre philharmonique de Radio France, splendide, apparaît au grand soir. Les pupitres échangent leurs mixtures et leurs lignes profondes et parfois étranges, grâce au liant des percussions. Un adorable couac, dans un solo (que nous ne nommerons pas), a le bon goût de rester Verdien !
Une belle ouverture des Chorégies, donc, et longuement applaudie, sous une pleine lune obsédante, boule lancée vers le ciel par un immense et éternel bouffon.