Don Giovanni au Festival d’Aix-en-Provence, de la libertà à la terribilità
Le plateau vocal gravite autour de Don Giovanni, proposé par le baryton-basse canadien Philippe Sly. Il distille un La ci darem la mano tout en retenue, finesse et suavité. Il avance avec les pas feutrés d’un grand félin sensuel obéissant à la sincérité animale de son désir. Le personnage mozartien n’a pas de consistance propre. Il est l’opérateur anonyme du drame, incarnation emblématique de la condition humaine. Le libertin a perdu ses repères. De fait, sa voix ne correspond pas à un type marqué et se concentre sur l’élégance aristocratique de son registre médian. Universelle et fluide, elle émane de sa silhouette longiligne et angélique, et correspond à cet être courant de femme en femme, afin de lutter contre sa propre finitude.
Philippe Sly - Don Giovanni par Jean-François Sivadier (© Pascal Victor)
Leporello est investi par toute l’énergie de la basse argentine Nahuel di Pierro, avec les déhanchés et les gestes lestes d’un personnage issu de la commedia dell'arte
Vient un autre couple, celui de Donna Anna et de Don Ottavio, soumis à de tout autres tensions. La soprano italienne Eleonora Buratto donne à la fille du Commandeur la noblesse d’une Phèdre racinienne. Son timbre est déchirant et porte des éclairs de lumière crue lors de saisissants changements de registres émotionnels. Elle a déjà, dans la colère, des accents de colorature d’une reine de la nuit. Elle reste adulte, alors qu’elle pleure son papa, et se refuse à son fiancé.
Eleonora Buratto et David Leigh - Don Giovanni par Jean-François Sivadier
Le Don Ottavio du ténor slovaque Pavol Breslik s’installe progressivement dans son rôle chevaleresque et courtois, au service de l’amour de la dame, en contraste total avec celui que prétend lui offrir Don Giovanni. Si le livret le veut au départ un peu veule, transi et fusionnel, le chanteur laisse pressentir lors de ses deux magnifiques airs, toute sa noblesse d’âme et sa solidité, sous le velours et la retenue enveloppante de sa vocalité. Il force le silence d’une audience, suspendue à ses lèvres, par la longueur de son souffle.
Le couple le plus en place, en dépit des péripéties, est celui que forment Zerlina et Masetto. La servante, quasi maîtresse, est interprétée par la soprano originaire d’Avignon, Julie Fuchs (découvrez ici sa toute récente interview-fleuve pour Ôlyrix), ancienne artiste de l'Académie du Festival. Son chant, naturel, mais non naturalisant, est celui d’une femme à sa juste place dans son rôle d’épouse et de femme libre et sensible aux jeux de la séduction. Elle aime les hommes, elle aime plaire et entraîner les hommes dans son timbre pétillant et léger, mais contrôlé par un nécessaire legato.
Son Masetto, très crédible, est la basse polonaise Krzysztof Baczyk, également ancien artiste de l'Académie du Festival. Il a une carrure de grand ours, une émission parfaitement calibrée, dans le reproche, la colère et le pardon accordé inévitablement à sa belle.
D’autres couples, mêlant l’amour et la mort, se forment avec Don Giovanni, le premier avec Donna Elvira, le second avec le Commandeur. L’amante outragée est ici la mezzo-soprano Isabel Leonard, qui réussit à se rendre méconnaissable, dans la voix, dans le physique et dans le rôle au second acte. Comme si le dramma giocoso se rejouait sans cesse. Elle mobilise l’ensemble de ses registres, et de leurs modulations, pour parvenir à attirer à elle et envelopper le corps de Don Giovanni dans les rets de son vibrato implorant. Elle en veut au corps de son ancien amant et pourtant elle l’accompagne d’un amour inconditionnel, comme une mère, une Marie ou une Marie-Madeleine (la Pietà de Michelange n’est pas loin).
Isabel Leonard - Don Giovanni par Jean-François Sivadier
Le Commandeur est enfin la basse américaine David Leigh, à la chevelure glacée, au corps et au timbre immenses, hiératiques, froids et retenus. Il recouvre Don Giovanni d’une voix de suaire qui le crucifie. Le chœur English Voices, entendu la veille dans le Rake’s Progress, rassemble avec bonheur ce soir les chanteurs d’excellence des chœurs des collèges de Cambridge et d’Oxford.
Jérémie Rhorer s’appuie sur la phalange qu’il a fondée en 2005, l’orchestre Le Cercle de l'Harmonie, pour se permettre d’être suspendu corps et âme au plateau, comme happé par lui. Un mur, entre la fosse et la scène, est-il ainsi supprimé, afin de faire de la partie d’orchestre le sous-texte essentiel du livret, et de traverser la barrière des corps et des mots. On pardonnera les légers décalages, le manque d’équilibre interne dans les pupitres des cordes qu’entraîne un tel positionnement courageux. Le continuo qui émane de la fosse pour accompagner les récitatifs se montre d’une souplesse remarquable.
La mise en scène de Jean-François Sivadier et les décors d’Alexandre de Dardel présentent une scène brute de décoffrage, dans laquelle le drame a toujours déjà commencé, et ne cesse de renaître de ses cendres. Les chanteurs, sans lever de rideau, en petits groupes, poursuivent une conversation quotidienne, qu’ils reprendront pendant l’entracte, afin d’effacer toute trace, y compris temporelle, de séparation entre la représentation et la réalité. Une grande estrade en pente douce occupe le milieu de la scène, comme pour favoriser la circumambulation et l’oblicité des perspectives. Les verticales sont investies par de fins câbles arachnéens descendant des cintres. Un minimalisme hédoniste s’attache à des accessoires d’une éternelle fièvre du samedi soir : luminaires colorés comme des spots, tentures en lamé or, afin de créer des plis d’intimité derrière des scènes minuscules. Des linges blancs de maison, comme autant de suaires, préfigurent l’outrage fait à la femme et au ciel, alors qu’un grand voile noir couvre et découvre lentement l’unique mur de l’arrière-scène. Recouvert grossièrement d’enduit clair, il est poreux, comme la peau. Friable, attaqué par endroit au burin et au marteau, puis tagué, il est comme une parcelle du mur de Berlin.
Don Giovanni par Jean-François Sivadier (© Pascal Victor)
Les costumes de Virginie Gervaise et les coiffures de Cécile Kretschmar juxtaposent les périodes, la nôtre, et plus particulièrement celle de la génération Y, à laquelle appartiennent les chanteurs et chanteuses nés au moment de la chute du mur, à celle d’un Mozart qui aurait connu Watteau et ses peintures d’embarquement. Semblant sortis de l’auberge espagnole de Cédric Klapisch, les garçons ont des manches de manteau remontées sur les bras, tandis que les filles ont des robes simplement découpées. Les barbes taillées et des catogans de hipsters, les longues chevelures systématiques traversent la période poudrée jusqu’à celle de nos trentenaires attachés à leur singularité expressive et au look qui lui correspond.
Pour autant, la mise en scène ne revendique aucun geste conceptuel radical, hormis la superposition de la figure d’un Christ à celle de Don Giovanni. Le mur tagué par le signifiant Libertà, en lettres de sang, intègre le τ (Tau) d’un crucifix en lieu et place de la lettre t. Le trépas de Don Giovanni est semblable à celui du Christ crucifié et dénudé, comme pour mieux signifier la condition d’homme incarné de l’un et de l’autre. Il est ce Jésus Christ super star, transfiguré par les feux sacrés de la rampe, encore animé post mortem par son désir de s’approprier les êtres davantage que les choses. Les rayons de lumière de Philippe Berthomé, qui le clouent et le transfigurent sont alors des index accusateurs provenant de l’au-delà. Don Giovanni assiste à son propre jugement dernier, soumis à la colère peinte par Michelange, la terribilità (fureur sacrée), sur un autre mur, celui du fond de la chapelle Sixtine. La plasticienne tchèque Anna Chromy a sculpté une statue du commandeur, appelée manteau de la conscience, aux plissés monumentaux. Il rejoint la galerie des figures paternelles de Michelange encore, le Moïse du Tombeau de Jules II, autre figure du père vengeur, inachevé, alors qu’il y a travaillé pendant la durée longue et symbolique de quarante ans. Ces références au passé ne sont que très lointaines, dans un travail scénique qui ne privilégie que la densité de l’instant présent, son authenticité concrète, et qui requiert des personnages comme des chanteurs de chair et d’os, la mobilisation de leurs instincts les plus spontanés.
Philippe Sly et Nahuel di Pierro - Don Giovanni par Jean-François Sivadier (© Pascal Victor)
Le public applaudit longuement, entraîné par l’énergie joyeuse de l’ensemble, sans véritablement faire un triomphe individuel à tel ou tel artiste, comme le requiert sans doute cette nouvelle lecture d’un drame qui voit triompher le collectif au détriment de l’individuel.
L'édition 2017 du Festival d'Aix-en-Provence bat son plein et vous pouvez retrouver nos comptes-rendus des productions présentées :
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