Orfeo for ever ! Festival de Saint-Denis
Nous sommes dans une année Monteverdienne (450ème anniversaire de sa naissance) qui voit partout surgir des productions d'Orphée (410ème anniversaire de sa création) ! Pour notre grand plaisir, tant ce grand geste initiateur du genre opéra est un chef-d'œuvre ! Le Festival de St Denis vient à son tour en témoigner, avec (dans la riche programmation que nous propose cette année sa Directrice, Nathalie Rappaport) la production proposée par Leonardo Garcìa Alarcòn (direction musicale) et Jean Bellorini (mise en espace et lumières).
Monter Orfeo aujourd'hui est une gageure à plus d'un titre, car la recevabilité de l'œuvre n'est plus du tout la même que lors de sa création en 1607 (Accademia degl'Invaghiti) à Mantoue (après un report de mariage princier). Chacun des membres de l'auditoire d'alors avait dans les mains le livret imprimé de Striggio et possédait les outils d'une réception experte et responsable. D'abord du point de vue du texte poétique, dans sa facture, sa « distance » par rapport aux références, sa capacité à dire en sous-texte les divers éléments imposés par le commanditaire (au-delà de celle d'Orphée lui-même, les figures du chrétien, du courtisan, du Prince, etc.) sans parler des lectures philosophiques, politiques et religieuses. Mais également du point de vue de l'élaboration musicale par Monteverdi (tout le monde a alors encore en mémoire les Euridice florentines de Peri et Caccini, au début du siècle, ainsi que les débats littéraires et musicaux qui les ont précédés). Le public d'aujourd'hui n'est plus baigné par le même système référentiel et ne parle pas italien (même si les « surtitres » viennent à son secours).
© Festival de Saint-Denis / Ch. Fillieule
La tâche est donc difficile, car il faut bien sûr par une connaissance respectueuse des codes de l 'époque « ressusciter » cette œuvre et lui rendre la parole, dans ce qu'elle peut nous dire encore aujourd'hui ! Les partitions de l'Orfeo (1609-15) sont très peu informées (on n'y a noté que ce qui n'était pas évident pour chacun), et par une connaissance (reconstruction) des codes musicaux et spectaculaires du temps (en évitant les écueils de lectures iconoclastes fondées sur le seul « pourquoi pas ? » ou celles, plus confortables, issues des traditions d'interprétation de type « archéologique », élaborées et fossilisées dans les années 70 à 90 du 20ème siècle). Il faut donc prendre un grand nombre de décisions afin de redéployer, par les gestes conjugués d'un directeur musical et d'un metteur en scène, de manière vive ce que le papier seul avait conservé. Par exemple, si Monteverdi a été assez précis sur les formations instrumentales des divers ritornelli et sinfonie, il n'a laissé que peu d'informations en ce qui concerne les voix (quelques noms de chanteurs, avec parfois leur type vocal). Ici par exemple, et selon une vision judicieuse, les voix claires sont celles du monde pastoral, du monde de la lumière et de la vie. Orphée sera donc ténor et à l'inverse, les voix sombres seront celles du monde des ténèbres, du côté de la mort.
La dramaturgie ici adoptée est celle qui suit au fil du texte l'histoire d'Orphée, et c'est de fait celle qui parle le plus immédiatement aux auditoires modernes. Dans un espace plutôt destiné au concert (sans fosse, sans coulisses, etc.), la « mise en espace » annoncée (qui frise néanmoins la mise en scène) est du coup très astucieuse avec en décor de fond une grande roue, illuminée de diverses manières (en rosace, pour la figure apollinienne du soleil, en cercle pour évoquer l'harmonie et le cosmos) ou éteinte. L'orchestre occupe 60% de la place au centre de la scène, l'action se déroule donc sur plusieurs niveaux : une bande devant l'orchestre , « en frise » (conformément au déploiement scénique des premiers théâtres avec décors au 17ème siècle), sur des escabeaux (aux deux extrémités de la bande), dans la salle (arrivée de la Musica, départ d'Orphée vers les enfers) ou sur des praticables. L'un d'eux passe devant la scène et l'autre (comme un escalator) derrière l'orchestre. Ce dernier est disposé devant la roue pour les scènes des « couples » ainsi que pour l'apothéose finale qui réalise le retour à l'harmonie (dans une lecture très chrétienne), après les deux péripéties (morts d’Eurydice) ayant déstabilisé le monde. Pour ce travail, Jean Bellorini était secondé par Luc Muscillo (régie lumière), François Sallé (régie son), Bertrand Sombsthay (régie plateau) et Quentin Charrois (décors et machineries).
© Festival de Saint-Denis / Ch. Fillieule
L'action initiale se déroule dans l'univers pastoral où baigne Orphée, qui va enfin épouser Eurydice. Tout l'acte I est un grand rituel destiné à célébrer la joie collective et à rendre favorables les Dieux à cette union qui met fin aux tourments qui naguère torturaient Orphée. Orphée apparaît au milieu de ce rituel avec Eurydice, mais l'essentiel de l'acte est assumé par les compagnes et compagnons de nos héros. Amélie Renglet, Nicholas Scott, Leandro Marziotte, Alessandro Giangrande et Matteo Bellotto sont ce soir là, les nymphes et bergers efficaces nécessaires. Le chœur aussi, bien sûr, en amplification de tout cela. Le Chœur de chambre de Namur est d'ailleurs particulièrement brillant tout au long de la représentation. Orphée commence par un hymne à Apollon et une déclaration à Eurydice. Celle-ci répond en écho, quasi effacée. Valerio Contaldo, l'Orfeo du soir, a un format de voix mozartien, un beau timbre et une parfaite prononciation. Il sait efficacement incarner tous les épisodes de cette grande « passion » d'Orphée, au travers des couleurs convoquées et des caractérisations vocales et corporelles judicieuses. L'œuvre est en effet structurée comme un algorithme de passions : joie, stupeur, douleur, tristesse, désespoir, colère, audace, espoir, flatterie, désespoir, orgueil, désespoir. Toutes les passions caractérisées par l'hybris (l'excès). Francesca Aspromonte, soprano, est une jolie Musica, puis une touchante Eurydice. Belle voix, menée avec goût et belle incarnation scénique. Une propension cependant à étirer le temps de manière excessive dans chacune de ses interventions et de les colorer de pianissimi (ravissants au demeurant) pas toujours à propos.
Après les excès de réjouissance du début du deuxième acte, Silvia survient, porteuse de la nouvelle de la mort d'Eurydice. C'est la scène la plus dramatique de l'œuvre, celle où par son « corps-théâtre », et avec un déploiement d'éloquence singulier, cette messagère va (théâtre dans le théâtre, en réalisant une « hypotypose », une image « vive ») faire assister Orphée à la mort d'Eurydice. Giuseppina Bridelli, à la magnifique voix ample et sombre, sait mener le récit, sans toutefois diversifier assez finement les divers épisodes : le paysage, les compagnes, la piqûre par le serpent, le corps qui se dévitalise, l'affolement des compagnes, le dernier soubresaut où Eurydice appelle « Orfeo, Orfeo ! », la mort et le désespoir qui s'énonce dans la « pitié et l'épouvante » (les deux actions de la tragédie selon Aristote).
© Festival de Saint-Denis / Ch. Fillieule
A l'acte III, Orphée, guidé par la Speranza (l'Espérance) approche des enfers : celle-ci l'abandonne. Orphée s'adresse alors à Caronte (le passeur du Styx) et pour le circonvenir délivre un discours, un chant (Possente spirito...) qui, dans l'espoir de le flatter (il s'adresse à lui comme à un Dieu), convoque à la fois toutes les ressources de la vocalité ornementale et tout l'instrumentarium, en écho de la voix. Orphée fait entendre là ce qui est censé vaincre quiconque l'entend. Pour Striggio et Monteverdi c'est aussi la mise en scène d'un problème rhétorique majeur, celui de la sincérité, pour laquelle il faut une adéquation entre les moyens et le propos. Tous les textes des compositeurs de Favole in musica ont privilégié le style récitatif pour l'expression des passions irascibles (celles qui sont à l'œuvre dans la tragédie), confinant l'ornementation à la joie (ou passions similaires) et à la caractérisation de l'acte même de chanter. Ici, Orphée chante pour séduire, mais il met sur un texte pathétique les moyens de la réjouissance. Cet air est d'une difficulté extrême et Valerio Contaldo sait le délivrer avec efficacité (même si l'aspect flatterie n'est pas forcément perceptible). Salvo Vitale, avec sa superbe voix de basse, sait incarner un Caronte particulièrement buté et convaincant !
Orphée se lance alors dans une belle imprécation douloureuse (Ahi sventurato amante...) qui a pour effet d'endormir le nocher (référence au mythe de Io). Ce discours en style récitatif, le style même que prône Monteverdi (notamment dans sa correspondance) pour exprimer les passions, touche Proserpine qui alors (acte IV), devenant son « avocate », plaide pour lui auprès de Pluton. Elle met en balance toute sa sensualité (sachant combien cela produit d'effet sur Pluton) pour obtenir gain de cause. Proserpine est touchée par Orphée. Eurydice est une figure de Proserpine (qui, après son rapt par Pluton, passe 6 mois dans les enfers et 6 mois sur la terre). Celle-ci se revoit dans la jeune fille et plaide avec d'autant plus d'ardeur qu'elle aime désormais Pluton sincèrement, lequel finit par donner son accord, l'assortissant de l'interdit pour Orphée de se retourner pour voir Eurydice avant d'être sortis des enfers. Anna Reinhold, jolie voix de mezzo-soprano, incarne une Speranza sensible et une belle Proserpine, sensuelle et aimante, figure de la sincérité, formant avec Pluton le couple harmonieux qu'aurait pu être celui d'Orphée et d'Eurydice. Konstantin Wolff est une basse qui a de la prestance, mais une voix un peu sourde (pour sa défense il chante toujours en fond de scène, derrière l'orchestre). Orfeo sur le chemin du retour, dans une bouffée d'orgueil, se réjouit bruyamment des pouvoirs de sa lyre et de son chant, sans un remerciement envers Pluton. Un bruit inopiné (« derrière la toile », comme précisé dans la partition) le fait douter et se retourner. Eurydice alors disparaît, qui, après son bref et beau récit, entonne un air (S'apri la tomba...) qui n'est aucunement dans la partition. Très bel air en soi et expressif, joliment chanté par Francesca Aspromonte, mais dont le texte est vraiment peu en accord avec le livret. Les esprits (Nicholas Scott, Alessandro Giangrande et Philippe Favette, tous excellents) et le chœur ponctuent la scène, commentant et relatant les conséquences de ce geste.
© Festival de Saint-Denis / Ch. Fillieule
Dans le dernier acte (V), Orphée se lamente sur son sort, et, dans un de ses excès habituels, se lance dans une diatribe violente envers les femmes auxquelles il renonce par amour pour Eurydice. Apollon descend alors du ciel, lui reprochant ses excès de passions (joie et douleur). Orphée reconnaît ses errements et accepte la proposition faite par son père (très bon Alessandro Giangrande) de le suivre dans le ciel, où ses passions seront apaisées. Cette fin très chrétienne se conclue par l'ascension du Père et du Fils (Orphée est aussi une figure du Christ depuis l'antiquité romaine), dans un très beau duo, vocalisant, pour signifier dès lors la joie conclusive de l'harmonie enfin restaurée.
La Cappella Mediterranea relaie avec une grande efficacité les couleurs distillées par un Leonardo Garcìa Alarcòn dans les sinfonie et ritornelli ainsi que dans le continuo tout au long de l'œuvre. Un très bel Orfeo donc, qui rend dignement hommage à Claudio Monteverdi !