Récital Harteros à Garnier : 50 nuances d'or et d'argent
Sans prétentions démonstratives particulières, un beau programme est proposé : de Franz Schubert (Fischerweise, Die Forelle, Frühlingssehnsucht tiré du Schwanengesang, An die Laute, Im Haine) à Alban Berg (Sieben frühe Lieder), en passant par Robert Schumann (Zwei Venetianische Lieder, Ich wandelte unter den Bäumen, Stille Tränen, Was will die einsame Träne, Der Hidalgo) et Richard Strauss (Allerseelen, Meinem Kinde, Waldseligkeit, Seitdem dein Aug´in meines schaute, Cäcilie
Depuis les années 2000, Anja Harteros a su, dans un répertoire d’opéra très varié, convaincre et conquérir un auditoire très large. Elle chante partout et dans les distributions les plus prestigieuses où elle tient une place éminente.
Anja Harteros et Jonas Kaufmann - Andrea Chénier par Philipp Stölzl (© Wilfried Hösl)
Elle démontre ici qu’elle est aussi une récitaliste accomplie. Avec une présence majestueuse, que couronne son beau visage souriant, elle montre combien elle est une interprète, une interprète responsable ! Dès les premières notes, elle entre dans le caractère de ce qui va être énoncé et, avec une densité et une intensité (signes des plus grands), elle entonne son chant, prenant par les oreilles et par l’esprit, ne lâchant l'auditoire que la fin accomplie.
Le Lied est un art difficile, soit évocateur, soit descriptif, soit les deux, il requiert de l’interprète une haute conscience de ce qu’il faut représenter et transmettre, mais sans le secours d’une scénographie et d’une mise en scène, il faut donc tout suggérer par le son, avec un corps en phase et en accord. Il s’agit de poésie lyrique, donc n'allant pas jusqu’à l’incarnation dramatique de la scène, même là où se déploient les passions puissantes. C’est une sorte de théâtre mental, un peu à l’instar de ces théâtres orientaux (Bharata natyam) où l’interprète déploie un « corps théâtre » énonçant seul tous les éléments de la dramaturgie à l’œuvre. Toutes choses parfaitement maîtrisées par Anja Harteros qui sait caractériser chaque pièce de son ethos, et y déployer selon les besoins, une incarnation judicieuse (les élans de Cäcilie !), une description imagée (ekphrasis) de la nature (Nacht) ou une mise en scène des actions (Die Forelle).
La voix est magnifique, longue avec de très beaux graves et un aigu flamboyant, capable de toutes les nuances du ppp au fff. Le chant bénéficie d'un phrasé remarquable de distinction (les mots sont ici sculptés, égrenés, déployés), avec un modelé dynamique subtil, auquel nous avaient habitués une Montserrat Caballé ou une Felicity Lott. Anja Harteros est un peintre avec une palette riche en couleurs, mais surtout avec des nuances rhétorisées, avec un sens des contrastes et de la variété, car il s’agit de représenter efficacement. Elle va du feulement (Die Forelle
Anja Harteros en Tosca (© E. Haberer / Opéra national de Paris)
C’est une voix de soie, « argentine », dans le moule des viennoises des années cinquante, mais naturelle, sans les afféteries de certaines. Une voix de lumières, avec une variété de timbres et de couleurs éblouissante qui, secondant une stratégie d’interprétation bien établie, permet un résultat raffiné à l’extrême et frisant souvent le sublime (Stille Tränen, Die Nachtigall). C’est aussi une voix pleine d’or, de lumière et de feu lorsqu’il faut décrire puissamment et exprimer des excès de passion.
Elle gratifie un public conquis de trois « bis », dont un Zueignung (Richard Strauss) très étonnant, assez lent et retenu, pour partir dans la troisième partie avec fulgurance dans un geyser vocal sur le dernier « habe dank » (sois remerciée), et un Du bist wie eine Blume (Robert Schumann) extatique.
Wolfram Rieger est un pianiste spécialiste de ces répertoires : l’osmose réalisée avec Anja Harteros est évidente, dans un jeu en parfait contrepoint rhétorique, écrin subtil et flamboyant tour à tour, avec un art d’étirer le temps donnant tout son poids aux conclusions instrumentales en particulier.
Du grand art donc pour un récital enchanteur !
Pour entendre Anja Harteros dans Un bal masqué de Verdi à l'Opéra de Paris, réservez ici !