Phèdre à feu doux : Marianne Pousseur à l'Athénée
Les douches sanglantes qui inondaient le plateau d'Ismène se sont assagies. Elles sont devenues de petites clepsydres qui lestent une douzaine de bandeaux en néon, rouges également (squelette symbolique d'un rideau de théâtre décharné : le drame est ce soir à l'os). De chacune de ces clepsydres, un lent goutte-à-goutte tombe sur des pierres incandescentes : l'eau touche le feu et part en fumée. La scénographie fait ainsi un lien éloquent entre les trois éléments de cette trilogie : Ismène l'Eau / Phèdre le Feu / Ajax l'Air.
Phèdre - Marianne Pousseur (© Marco Sallese)
Cible des esclaves, du maître, de toi. Le jour durant, j'attends la nuit, que mes ombres se fondent dans l'obscurité.
La partition musicale est tout d'abord composée de ce crépitement irrégulier des gouttes s'évaporant. S'y ajoute la prosodie de Phèdre. Ses consonnes sont reprises, répétées, condensées, projetées et spatialisées par des hauts-parleurs tout autour du public, dans un effet déjà présent pour Ismène et tout aussi envoûtant. Ces murmures d'une forêt hantée soulignent sa solitude. L'héroïne tragique est désespérément seule dans ce plateau crépusculaire, dans ce temple aux néons et volutes de fumée. Sa seule compagne est son ombre, immense, projetée au mur du fond de scène, mais même cette ombre semble être une psyché accusatrice et menaçante.
Phèdre - Marianne Pousseur (© Marco Sallese)
Le texte poétique est récité d'une manière limpide, mais l'incarnation d'Ismène s'est estompée, alors que le destin et la personnalité tragiques de Phèdre n'ont rien à lui envier. La semaine passée, Marianne Pousseur passait du récit au chant avec un naturel étourdissant, mais la musique n'est que ponctuelle chez Phèdre (si la partition du premier épisode avait été composée par Georges Aperghis, c'est Marianne Pousseur elle-même qui a imaginé la musique des deux autres épisodes). Toutefois, bien que les moments vocaux soient brefs, l'interprète parvient à y déployer sa technique quasi-lyrique, admirable. Elle opère des transitions subtiles entre tous ses registres, depuis l'ancrage laryngé d'une contralto Gospel jusqu'à des aigus vibrés.
Ton corps, je le sais comme un poème appris par cœur, et que j'oublie continuellement.
Phèdre est une Lulu en talons et manteau de fourrure sur une nuisette blanche. Dans ses réminiscences et visions, elle dépeint un être adoré, construisant le parcours sensoriel d'un corps aimé. Mais le plateau la ramène à sa fatalité. Les froides plaques de métal en fond de scène annonçaient, dès avant l'entrée de Phèdre, son destin voué au fer. Lorsqu'elle s'allonge, lasse, son visage est projeté sur ce métal, puis, dans un dernier geste de révolte, elle y jette ses talons et de mystérieux objets aimantés. Il s'agit en fait de machines à vibration et percussion. D'abord, les plaques bruissent, mais le martèlement monte crescendo jusqu'à un terrible vacarme rythmé et un littéral "tremblement de terre" : les chocs font se projeter sur scène le contenu des pots de fleurs alignés.
Phèdre - Marianne Pousseur (© Marco Sallese)
L'image et l'idée de cette bombe à retardement placée par une femme déchirée et qui fait exploser la Terre vient conclure le drame par une note puissante (qui n'est hélas pas à l'image du reste de la soirée).
Bien que peu nombreux, le public réserve toutefois un accueil très chaleureux à cette Phèdre. Rendez-vous est donc pris, notamment sur Ôlyrix la semaine prochaine, pour le dernier épisode de la Trilogie : Ajax l'Air.