L'Opéra Atelier de Toronto ressuscite Médée de Charpentier, volant direction Versailles
Dès le premier geste, de la première à la dernière note, cette tragédie est une passion violente. Dans cette mise en scène de Marshall Pynkoski, la direction d'acteurs exige une intensité extraordinaire et constante. Les personnages courent à travers le plateau et représentent leurs passions avec des gestes énergiques, les plus grands et rapides possibles. Ils se projettent l'un vers l'autre, se violentent, se repoussent, se jettent au sol ou sur les sièges. Les embrassades sont des étreintes enflammées, de brutaux élans.
Colin Ainsworth (Jason) et Peggy Kriha Dye (Médée) - Opéra Atelier (© Bruce Zinger)
Vibrante et vibrée, la Medée de Peggy Kriha Dye est une constante acmé dramatique qui emporte le continuo de son énergie. Dans ses mouvements de rage, elle projette les pans de sa robe et une voix qui augure immédiatement de sa folie meurtrière. Son grand air "Quel prix de mon amour ?" est touchant de désespoir, force et faiblesse à la fois. Dans la folie criminelle surpuissante de sa voix et par ses rires démoniaques, elle intime des silences stupéfiants à l'orchestre.
Colin Ainsworth interprète Jason avec sa projection large, aux aigus pointus et disposant d'une puissance assurée, qui lui permet de passer d'une pleine voix résonnante à d'émouvants mezza voce parfaitement audibles.
Mireille Asselin incarne Créuse d'une voix et d'une mine radieuses. Elle est une sublime victime de la folie humaine et des intrigues politiques. L'auditeur s'apitoie également sur la voix enjôleuse de Jesse Blumberg (Oronte), tellement heureux de son amour, qu'il croit réciproque, pour Créuse. Stephen Hegedus, la voix baryton-basse du roi Créon est sombre et sévère mais, dans une étonnante symétrie, aussi riche en harmoniques graves qu'aiguës. Tandis que Jason articule en ouvrant grand la bouche, le roi Créon s'exprime par la mobilité intra-buccale, deux techniques opposées mais aussi intelligibles. La partition enchaîne les combinaisons de tous ces personnages en duos d'alliances et de violentes oppositions, toujours révélant les complémentarités humaines.
Nérine, suivante chantante de Médée, tente d'apaiser la sorcière avec la voix de Meghan Lindsay, chaude et résonnante d'aigus. Karine White en Cléone, sépare les tourtereaux Créuse (dont elle est la gouvernante) et Jason, en levant les sourcils et en faisant de grands gestes de vaudeville.
Mireille Asselin (Créuse) et Jesse Blumberg (Oronte) - Opéra Atelier (© Bruce Zinger)
Les décors de Gerard Gauci contribuent aussi grandement à construire le classicisme modernisé avec lequel l'Opéra Atelier aborde la tragédie lyrique. Les augustes palais et temples sont légèrement de biais, comme déformés par une vision hallucinée.
Mireille Asselin (Créuse) et Stephen Hegedus (Créon) - Opéra Atelier (© Bruce Zinger)
À chaque entracte, le rideau qui se baisse montre à nouveau l'agneau sacrifié, marque du crime originel commis par Médée (elle avait fait croire aux filles de Pélias qu'elle rajeunirait leur père tel un agneau, si elles le faisaient bouillir dans une marmite). De la loge côté Jardin, la machine à vent résonne, ainsi que les roulements de timbales orageux auxquels répondent les lumières clignotantes. L'atmosphère de ce drame est aussi étouffante que la robe de Médée. Heureusement, elle est rafraîchie par la candeur du plateau, la noblesse des chorégraphies, le chœur et l'orchestre. Les robes chamarrées des suivantes chargées de corolles de fleurs rivalisent de splendeur avec la dignité des danseurs escrimeurs, l'ensemble formant une merveilleuse Cour Royale.
Olivier Laquerre (centre) et les Artistes de l'Atelier Ballet (© Bruce Zinger)
Les chorégraphies de l'Atelier Ballet (signées Jeannette Lajeunesse Zingg) ont le génie mesuré par l'art symétrique qui correspond à la partition et au livret. Ce génie français du ballet se marie à celui de la musique et le spectateur est assuré de se croire devenu Roi, lorsque les danseurs virevoltent devant lui avec armes et drame, sur une musique somptuaire. La tragédie lyrique est d'autant plus bouleversante que la passion y déborde dans des formes classiques. Les hommes croisent même le fer en dansant et bondissant à travers les airs. Leurs combats parfaitement synchronisés sont aussi gracieux que palpitants. Des chanteurs campent également les soldats, nommément le baryton allègre Olivier Laquerre, ainsi que deux ténors : le placé et sonore Christopher Enns et l'aérien mais ancré Kevin Skelton.
La partition est interprétée par le Tafelmusik Baroque Orchestra and Chamber Choir dirigés par David Fallis. Débordant de l'avant-scène, l'ensemble instrumental compte notamment deux clavecins, à Cour et Jardin, assurant chacun le soutien continu de différents chanteurs. Les mouvements sonores, allègres et pointés avancent avec énergie. Leurs contrastes sont riches, passant à la douce chaleur des flûtes qui répond aux cordes veloutées. Placés dans une loge en hauteur côté Cour, les choristes allègent notablement la partition, même lors des airs victorieux, dans des mouvements dansants, tendrement élégiaques.
Peggy Kriha Dye (centre), Stephen Hegedus (devant) et les Artistes de l'Atelier Ballet (© Bruce Zinger)
Mais le drame se précipite. Médée manipule les soldats tels des pantins. Elle les force à se battre entre eux et contre leur propre Roi, avant de les faire s'évanouir sur le distant mouvement de fugue des cordes : instant de grâce et d'absolue nostalgie qui marque le moment où s'effondre l'univers sur un ballet de Parques. Par un puissant et ingénieux rétro-éclairage, le tableau bucolique se transforme en un pays dévasté. Les arbres et les champs fertiles ne sont plus que charbon calciné et déserts, avec une étonnante armée d'ombres en juste-au-corps noirs qui rappelle davantage l'action art que le ballet classique, mais par des mouvements admirablement gracieux.
Mireille Asselin (Créuse) et Peggy Kriha Dye (Médée) - Opéra Atelier (© Bruce Zinger)
Terrifiante, l'entrée des hautbois grinçants accompagne la fumée qui envahit le plateau et la robe offerte par Médée. Créuse brûle vive. La mort de son amante déclenche chez Jason une folie vengeresse, mais qui ne peut atteindre une Médée flottant dans un tourbillon de flammes aériennes. Le drame se clôt dans l'enfer, le tonnerre, les hurlements et les chairs cadavériques des enfants que Médée a tués.
Peggy Kriha Dye (Médée), Mireille Asselin (Créuse) et Colin Ainsworth (Jason) - Opéra Atelier (© Bruce Zinger)
Cette production fera l'événement à l'Opéra Royal de Versailles les 19, 20 et 21 mai (vos places vous attendent sur notre espace billetterie, à ce lien).